Le retraité et ses Picasso : la justice ne croit pas au cadeau
Avec ses 271 Picasso, le couple Le Guennec de Mouans-Sartoux serait resté assis pendant quarante ans sur un tas d’or. Les retraités pourront-ils les récupérer ? Réponse le 19 novembre
Les Le Guennec sont dans la position de gagnants du Loto à qui on interdirait de toucher leur gain. Leur gros lot : 271 oeuvres estimées des dizaines de millions d’euros offertes, disent-ils par Jacqueline, dernière épouse de Picasso. Dessins, esquisses, estampes, collages… sont actuellement à l’abri dans un coffre de la Banque de France. Après deux condamnations annulées par la Cour de Cassation, les Le Guennec comparaissent à nouveau, cette fois devant la cour d’appel de Lyon.
Toute la matinée, il est question de feu Maurice Bresnu, alias "Nounours". Ancien chauffeur de Picasso, il est le cousin de Pierre Le Guennec. Il aurait détourné près de 600 oeuvres de l’artiste. Eric Seguy, le président de la Cour d'appel de Lyon s'attarde sur la vie du sulfureux "Nounours" qui a vendu pour 6 millions de francs d’oeuvres à un marchand d'art italien.
Me Eric Dupond-Moretti, qui défend les retraités avec Me Antoine Vey, souffle, bougonne, maugrée. Les Le Guennec et les Bresnu étaient fâchés, l’enquête le confirme. Alors pourquoi insister autant ? Les dés seraient-ils déjà jetés ?
sacs-poubelles
Pierre Le Guennec, 80 ans, très amaigri, tente de s'expliquer, voix chevrotante, sur les multiples versions qu'il a données au sujet du « cadeau » de Jacqueline. Un carton avec des carnets, rien de spectaculaire pour le profane. Un trésor pour les historiens de l’art.
Sur le banc des parties civiles, les avocats des héritiers Picasso sont debout, prêts à bondir et à assaillir le vieil homme de questions. Lui et son épouse campent sur leur position : Jacqueline, dernière épouse de Picasso, en conflit avec les enfants du maître décédé, aurait demandé à leur client de garder 18 sacs-poubelles. Au moment de leur restitution, Jacqueline aurait laissé un sac en remerciement à l'électricien. Cette énième version a été déclarée devant notaire alors que le premier jugement était en délibéré. Les parties civiles ironisent sur cette curieuse initiative.
Ce précieux cadeau « oublié », est ressorti en 2010. Pierre Le Guennec, atteint d'une grave maladie, voulait faire identifier les oeuvres par l'Administration Picasso pour éviter des ennuis à ses deux fils. « Drôle de manière d’agir pour un receleur que de se jeter dans la gueule du loup », s’amuse, en aparté, Me Dupond-Moretti.
Quant à la collection suspecte de Maurice Bresnu, le ténor réagit : « Des interlocuteurs disent qu'il y aurait eu une relation sentimentale entre Bresnu et Jacqueline Picasso. » Les parties civiles sont outrées.
« Un dessin non signé est un dessin volé »
« Un dessin non inventorié et non signé est un dessin volé. » Me Jean-Jacques Neuer, au nom de l’Administration Picasso, le martèle. Comme en première instance, l’avocat parisien rappelle comment un galeriste suisse a cherché à blanchir des oeuvres volées à la fin des années 80 par Bresnu, le chauffeur de Picasso. Même scénario avec Pierre Le Guennec ? Les preuves ne sont pas au dossier. Mais l’avocat de Claude Picasso, fils de l’artiste, insiste : « 1901, Picasso est un génie désespéré qui vient de perdre son ami. Il dessine un pendu rehaussé à l’aquarelle. Ce dessin qu’il a gardé toute sa vie, il l’aurait donné à Le Guennec ? Tout comme le portrait de Fernande Olivier, son premier amour, qu’il a toujours gardé comme une photo d’identité ? »
« Lutte des classes »
Parmi les oeuvres des Le Guennec, neuf collages cubistes, soit 10 % de la production de Picasso ! L’avocat général Philippe De Montjour se range aux hypothèses de la famille Picasso et requiert deux ans de prison avec sursis contre le couple et la restitution des oeuvres. « Il y a une soustraction frauduleuse de ces oeuvres et une appropriation de mauvaise foi par les époux Le Guennec », précise le magistrat du ministère public.
« C’est une affaire vide faite d’hypothèses et de boursouflures », persifle Me Antoine Vey en défense. « On leur reproche d’être des as de la prescription. S’ils avaient dit d’emblée qu’ils avaient volé ces oeuvres, c’était prescrit. Ils ne pouvaient être poursuivis. » Cette affaire pose une vraie question juridique selon la défense : « Personne n’est capable de démontrer l’infraction préalable de vol. » Me Dupond-Moretti qui, tout au long des débats, s’est agacé, l’annonce d’emblée : « C’est une affaire de lutte des classes. L’ordre naturel nous interdit de penser que ces gens-là ont pu bénéficier d’un cadeau. Aujourd’hui on parle de trésor mais un gendarme spécialisé dans le trafic d’oeuvres d’art pensait qu’il s’agissait des restes d’une poubelle ! »
Eric Dupond-Moretti veut démontrer qu’il n’y a pas d’égalité des armes dans ce procès : « Ils sont âgés et ont en face d’eux une machine implacable. Peut-on un instant regarder ce dossier sous l’angle de la présomption d’innocence. »
A l’adresse des parties civiles, provocateur, il poursuit : « Ils ont hypothéqué leur maison. Vous ne leur avez même pas fait grâce de ça. Et dire que votre père était communiste ! »
L’arrêt a été mis en délibéré au 19 novembre.