Monaco-Matin

Le jeune loup et le vieux lion

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Jacques Chirac, c’était la vie. Difficile à l’écrire le lendemain de sa mort. Et pourtant ! Personne ne peut évoquer le personnage qu’il était sans avoir, même en ces heures sombres, le sourire aux lèvres, en se rappelant l’homme qu’il était, dans les bonnes et les mauvaises heures, répétant, comme – disait-il – lui avait appris sa grand-mère que « dans la vie, il faut mépriser les hauts et repriser les bas ».

C’est qu’avant d’être un homme politique, Jacques Chirac était d’abord un homme. Attentif aux autres, détestant parler de lui, aimant manger et boire, accueillan­t ses interlocut­eurs les bras ouverts, avant de leur faire part, d’une voix sonore, du plaisir qu’il avait à les rencontrer. Chaleureux et joyeux. Oui, il y avait de la joie, le plus souvent, chez Jacques Chirac, avec au fond de ses yeux, toujours, un éclat malicieux, marquant l’humour qu’il gardait, sur les choses de la vie, sur les autres et sur lui-même. De la joie, donc, et aussi un appétit de vivre chez cet homme qui aimait le petit salé aux lentilles et les « plats canailles », comme le disait Georges Pompidou que Chirac révérait. Mais c’est à la politique que l’homme Chirac, tel qu’il était, a consacré sa vie. Il a mené sa carrière comme on conduit un bolide, à  à l’heure, le pied sur l’accélérate­ur, presque jamais sur le frein. Il aura, depuis l’âge de trente ans, occupé tous les postes de la République : élu député de Corrèze en , sans cesse réélu depuis cette date, malgré les interrupti­ons dues à sa présence dans les différents gouverneme­nts, dernier ministre de l’Intérieur de Georges Pompidou, puis deux fois Premier ministre, sous Valéry Giscard d’Estaing et François Mitterrand, le jeune loup était devenu, au fil des temps, un vieux lion. Que de facettes dans le personnage de Jacques Chirac qui, pourtant, s’efforçait, au début de sa vie politique d’apparaître comme un grand jeune, puis moins jeune, homme tout simple, direct, sans fioritures, « brut de décoffrage », comme certains le disaient parfois du côté de chez Giscard d’Estaing. Il aimait revendique­r, lorsqu’il n’était que secrétaire d’Etat dans les années , le droit de n’aimer lire que des romans policiers. En réalité, comme on l’a su bien plus tard, cet homme qui n’aimait pas les intellectu­els et fuyait les dîners en ville était un formidable connaisseu­r des arts premiers, en même temps qu’un expert reconnu des civilisati­ons asiatiques. Ce n’était pas seulement un amateur de sumo, mais un passionné de littératur­e et de poésie chinoise ou japonaise, un connaisseu­r pointu de l’art de ces deux pays. Mais il était aussi un formidable combattant politique, qui a su éliminer, quand il les jugeait dangereux, ses rivaux potentiels, de Philippe Séguin à François Léotard, jusqu’à Edouard Balladur battu par lui au premier tour de l’élection présidenti­elle de . Cela ne l’empêchait pas, au demeurant, de s’enquérir avec une extrême courtoisie de la santé de ceux qui risquaient de lui faire de l’ombre. Et quelle énergie, quel culot, oserait-on dire, dans la façon dont il a mené sa vie politique : en imposant le choix de Giscard en  à ses amis gaullistes qui lui préféraien­t Jacques ChabanDelm­as, en démissionn­ant avec éclat de Matignon deux ans plus tard, estimant que VGE ne lui donnait pas les moyens de mener la politique qu’il souhaitait, lui Chirac, mener. Quel défi aussi que celui de devenir, au nez et à la barbe du même président de la République, le premier maire de Paris après une campagne municipale menée au grand galop. Et quelle victoire enfin que celle de , alors que personne ou presque, dans son propre camp, ne lui donnait quelques mois auparavant, la moindre chance. Ainsi était Jacques Chirac, insolent et grave, déterminé, d’une extraordin­aire énergie, tout entier préoccupé de la santé de la France et des Français. En annonçant à ces derniers, en mars , qu’il renonçait à se présenter pour la troisième fois à la fonction suprême, il leur fit en quelque sorte sa première et sa dernière déclaratio­n d’amour. Voilà pourquoi aujourd’hui, à gauche et à droite, beaucoup le pleurent. Parce qu’il a su échapper à son camp, imposer ses valeurs, à l’échelon national et internatio­nal, sans jamais vouloir diviser les Français.

« Il a su échapper à son camp, imposer ses valeurs, à l’échelon national et internatio­nal, sans jamais vouloir diviser les Français. »

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L’ÉDITO de MICHÈLE COTTA Journalist­e et écrivain edito@nicematin.fr

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