Philippe Bilger : « La justice n’est plus politisée »
L’ancien avocat général à la cour d’assises de Paris publie « Le Mur des cons ». Le regard d’une vie dédiée à une institution judiciaire dont il mesure les fragilités et les progrès
Lui-même se définit comme « réactionnaire ». Peu sensible au tout nouveau, tout beau. Caractériel, solitaire. Difficile à gérer. Il défend la liberté d’expression d’Éric Zemmour et les peines planchers. Ce qui ne l’a pas empêché de soutenir Emmanuel Macron au second tour de la présidentielle. Épinglé sur le fameux « mur des cons » du Syndicat de la magistrature en 2013, Philippe Bilger publie Le Mur des cons, le vrai pouvoir des juges (1).
Ce « mur des cons » est pour vous le symbole de magistrats qui ont perdu toute neutralité et toute considération à l’égard des victimes, au nom d’une justice gauchisée ?
Oui. J’ai toujours pensé que certains membres du Syndicat de la magistrature, loin de servir la justice, s’en servait. Le « mur des cons » a constitué une fracture considérable dans la vie judiciaire et démocratique. Après cela, tenter de convaincre que la justice n’était pas politisée est devenu une entreprise désespérée. Cette fracture a été presque similaire à celle qu’avait créée, dans un autre genre, l’affaire d’Outreau.
Vous accusez Nicolas Sarkozy et ses proches d’avoir trop dénigré la justice et essayé de la domestiquer…
J’ai été un partisan enthousiaste de Nicolas Sarkozy lors de sa campagne de . Sur le plan politique, on n’a jamais fait mieux : il intégrait tout ce que la droite et la gauche pouvaient apporter de meilleur. Mais après avoir promis une République irréprochable, je considère que l’emprise du pouvoir sur la justice, avec la complaisance de certains magistrats, s’est avérée catastrophique. Sur le strict plan du rapport entre le pouvoir et la justice, à partir du moment où, en octobre , il a comparé les magistrats à des « petits pois sans saveur », et parce que la magistrature n’a pas réagi à temps, on a assisté à une soumission qui s’est développée tout au long du quinquennat. Vous n’avez pas digéré la nomination de Rachida Dati au ministère de la Justice. Pourquoi, alors que vous aspirez justement à une justice moins technicienne et plus vivante ?
Si j’ai bien saisi, Rachida Dati a été nommée comme garde des Sceaux parce que Cécilia Sarkozy et Alain Minc, qui n’est pas à une erreur près, l’avaient conseillée à Nicolas Sarkozy. C’est une femme qui a du mérite, du caractère, de l’autorité. Mais j’ai regretté qu’elle n’ait pas profité de la latitude que lui laissait le chef de l’État pour mener une politique judiciaire plus approfondie et plus exemplaire. Evidemment, elle a fait passer la loi sur les peines planchers, que j’ai approuvée et dont je regrette la suppression. Elle n’a pas été médiocre mais n’a pas tenu toutes les promesses que sa proximité avec Nicolas Sarkozy aurait pu permettre. On a ensuite eu une catastrophe radicale avec Michèle Alliot-Marie, notamment dans la gestion de l’affaire Woerth-Bettencourt. Michel Mercier a eu le mérite d’apaiser un climat judiciaire troublé. Puis, on a eu le désastre absolu, sur le plan idéologique, de Christiane Taubira.
Quelle est, aujourd’hui, la réalité des rapports entre pouvoir et justice ?
Contrairement aux antiennes, la justice n’est plus politisée au sens où on l’entend. Les politiques, qui bénéficiaient autrefois d’une sorte d’impunité, sont jugés. La démocratie est devenue de plus en plus exigeante et la justice est de plus en plus souvent saisie des transgressions de certains. Dans l’ensemble, elle tente d’accomplir correctement son métier dans les affaires délicates. Quand François Hollande est devenu Président, j’ai toujours soutenu que nous avions eu une garde des Sceaux déplorable, nommée à cause d’une parité absurde. Mais, dans le même temps, malgré quelques exceptions, la justice a été traitée de façon plus courtoise qu’auparavant par ce pouvoir-là. Depuis lors, les politiques pénales ont pu être discutables, mais le climat général entre le pouvoir et la magistrature s’est amélioré.
C’est l’alternance politique des années - qui a dopé l’émancipation des juges ?
Absolument. La première cohabitation, celle de entre Mitterrand et Chirac, a mis en évidence que la justice pouvait être une arme redoutable et favoriser une élection en jetant des boules puantes dans les pattes de l’adversaire. Son instrumentalisation a alors été à son paroxysme. Mais cela a aussi donné des ailes à des juges courageux qui ont ensuite traqué les affaires, réveillé le corps judiciaire et réaffirmé son autorité.
Mélenchon qui crie au procès politique à son encontre ?
C’est un tribun qui, sur ce plan-là, perd la tête. À chaque fois qu’une personnalité importante est renvoyée devant un tribunal, ce n’est pas cela qui constitue un procès politique au mauvais sens du terme. C’est au contraire une avancée de la démocratie. Il faut que Mélenchon, comme d’autres, s’habitue à l’indépendance de la justice. Personne n’a dicté les réquisitions du parquet. Il est dommage que de telles intelligences se dégradent par de telles outrances. L’incarcération de Patrick Balkany vous a-t-elle choqué ? Non. J’ai trouvé la décision argumentée. Il y a eu une fraude fiscale massive, avérée. Peut-être le tribunal a-t-il voulu donner une tonalité symbolique à sa sévérité par l’arrestation à l’audience. Mais il n’y a pas de quoi tomber des nues.
Vous parlez, à l’inverse, d’une justice d’exception, accélérée, contre François Fillon en . N’est-ce pas pourtant, là aussi, une avancée démocratique ?
Au départ, je trouvais souhaitable qu’avant la présidentielle, les citoyens sachent exactement si ce qui était reproché à François Fillon était vrai ou pas. Et puis la réflexion m’a conduit à considérer que le Parquet national financier s’était rapidement autosaisi d’une affaire pour laquelle il n’était pas fondamentalement compétent. À ce moment-là, il y a eu un matraquage judiciaire, même si François Fillon a mis du sien dans son délitement politique.
‘‘ La démocratie est devenue de plus en plus exigeante”
La justice n’est pas si surchargée mais fonctionne mal, dites-vous…
Je ne nie pas que des collègues, en province comme à Paris, aient beaucoup de travail. Mais il faut s’y atteler. On ne peut pas en permanence consoler le citoyen en disant que l’institution est en crise. Je n’aime pas ce discours défaitiste. Les magistrats acceptent trop volontiers une image négative. Il faudrait passer plus de temps à être enthousiaste et à se battre contre les dossiers. L’important est de savoir ce que le citoyen attend de la justice et d’essayer de lui apporter ce service public.
Le mépris de la justice envers la police, c’est une réalité ?
J’ai toujours remarqué que l’un des problèmes de la procédure pénale est la brisure qui existe entre l’enquête de police et la relève opérée par le judiciaire. Chaque fois, notamment, que la police est confrontée aux difficultés d’un métier ô combien nécessaire à la démocratie, elle est d’abord présumée coupable. Cette suspicion me scandalise. Il faut bien sûr être impitoyable à l’égard des policiers qui salissent la profession, mais il est vital que la police, pilier fondamental de la démocratie, soit soutenue. J’en ai assez de la voir sans cesse obligée de se justifier. Je rêve d’un État impitoyable pour les rares fautes établies, mais qui soutienne la police dans la quotidienneté.
‘‘ Il est vital que la police soit soutenue”
Vous évoquez une restriction de la liberté d’expression. Faut-il craindre son corsetage ?
On observe parfois des pudeurs de chaisière devant de petites indélicatesses de la pensée. La liberté d’expression est l’objet d’une dénaturation. Dans les controverses, on devrait juste se poser la question de savoir si ce qui est dit est vrai ou faux. Or, j’ai l’impression que depuis quelques années, l’interrogation ne porte plus sur la vérité ou le mensonge, mais sur la décence ou non du propos. C’est une dérive. Je préfère l’affrontement démocratique à la judiciarisation de la pensée, même si la justice fait des progrès dans l’appréciation de la logique médiatique. Il faut remplacer la décence par la vérité.