Douleur : une appli pour des non-communicants ? Première
Ils ont mal, mais n’ont pas les mots pour le dire. Une étude conduite par le Pr Denys Fontaine à Nice a pour objectif la mise au point d’un algorithme capable d’évaluer leur douleur
Au départ, un constat : la douleur n’est pas bien prise en charge chez les patients non-communicants, et notamment les personnes âgées affectées de troubles cognitifs sévères. «Ce sont les soignants qui, dans ces situations, doivent évaluer la douleur, en fondant leur jugement sur certains comportements adoptés par le patient : évitement, repli du bras, grimaces… », informe le Pr Denys Fontaine, neurochirurgien au CHU de Nice et directeur de la Fédération hospitalo-universitaire (FHU) Douleur. Une approche subjective, mais surtout, selon le spécialiste, un risque connu de traitement insuffisant de la douleur. Car, « de façon générale, on a tendance à sous-estimer la souffrance de l’autre, surtout si celui-ci est différent par le sexe, l’ethnie ou la culture, ou si on est enclin à penser qu’il recherche un bénéfice secondaire. » Les personnes qui ont l’habitude de prendre en charge la douleur ne seraient pas à l’abri de ces « erreurs » d’évaluation. Loin s’en faut. Elles seraient même encore plus « sévères » dans leur évaluation.
De la reconnaissance faciale à l’identification de la douleur
C’est dans ce contexte que le neurochirurgien, en partenariat avec l’entreprise française de télécommunications Orange, a eu l’idée de développer un outil d’évaluation de la douleur standardisé, capable de fournir des informations sur la douleur ressentie par des personnes privées de mots pour la dire. Dans sa boîte à outils : l’intelligence artificielle et une technique très en vogue actuellement, la reconnaissance faciale. « Notre ambition est d’apprendre à des algorithmes de reconnaissance faciale à identifier rapidement une expression de douleur, et aussi à la quantifier. » Première étape incontournable de cette recherche : valider cet outil chez des personnes communicantes, capables d’auto-évaluer leur douleur. « Pour conduire cette étude chez des volontaires, nous pouvions provoquer une douleur, ou demander par exemple à des patients opérés d’un membre de le mobiliser. Mais ce type de situations est trop éloigné de la réalité ; lorsque l’on a mal, cela ne dure pas quelques minutes. Et l’expression faciale est moins caricaturale que lorsque la douleur est provoquée. »
Avant et après l’opération
Le protocole que nous avons élaboré consiste à filmer le visage pendant la période très courte – une dizaine de secondes – qui sépare la réponse à la question sur le niveau de douleur et la préparation
Précision importante – démarche éthique oblige – les malades volontaires pour participer à ces recherches ont été pris en charge dans des conditions absolument identiques aux autres. « Il est évident qu’on ne les a pas laissés souffrir. La vidéo réalisée n’a d’autre utilité que de nous permettre de corréler le niveau de douleur – indiqué par le patient luimême – et son expression faciale. » Avec toujours le même objectif : obtenir des données objectives au service des personnes noncommunicantes, quelle qu’en
soit la raison.
Première étude au monde
L’étude a démarré au mois d’avril dernier au CHU de Nice et s’est achevée 4 mois plus tard. « Elle a inclus plus de 1 000 patients et impliqué l’ensemble des services de chirurgie et d’anesthésie », précise le Pr Fontaine. La procédure a été la suivante : la veille de l’intervention, des techniciens, avec l’autorisation du patient qui s’apprêtait à bénéficier d’une chirurgie, réalisaient une première vidéo destinée à fixer l’« expression de base ». Une seconde était tournée après l’opération, en salle de réveil, au moment où le patient commençait à exprimer de la douleur. « Toutes les données – plus de 3 000 vidéos –, anonymisées, sont sécurisées au niveau d’un hébergeur au CHU de Nice (pour une durée de trois ans avant d’être détruites). Aucune donnée médicale (motif de l’opération, de la douleur… etc.) n’est consignée. Confiées à l’entreprise Orange, elles servent actuellement à l’élaboration de l’algorithme de reconnaissance de la douleur. »
Le Pr Fontaine se félicite de la mobilisation importante des patients, fondamentale pour la réussite de ce projet. « Nous sommes tous très différents en termes de ressenti et d’expression de la douleur. Aussi, pour apprendre à un algorithme de reconnaissance faciale à évaluer de façon fiable la douleur, il faut lui fournir un grand nombre de données. »
Cette étude, la première au monde de cette envergure, connaîtra très vite une deuxième phase, centrée sur les patients âgés souffrant de démence. Des patients chez lesquels la peur et la douleur notamment prennent parfois des traits similaires. « On pourra comparer chez ces patients l’évaluation de la douleur rapportée par les algorithmes – faible, moyenne ou modérée – et l’évaluation subjective rapportée par les professionnels de santé. »
Si l’étude atteint son objectif, le système (une application pour smartphone) sera rapidement mis à disposition des soignants qui exercent dans les services de gériatrie ou en Ehpad. Des professionnels confrontés au quotidien à la difficulté d’offrir la réponse adaptée à des personnes qui ont perdu les mots et n’ont plus que leur expression à offrir. Leur donner trop d’antalgiques, au risque de provoquer des effets secondaires graves ? Leur en donner trop peu, au risque de désespérer leurs souffrances muettes ? Ils ne seront plus seuls pour résoudre ce dilemme.