Monaco-Matin

LE JUGE EDOUARD LEVRAULT RÈGLE SES COMPTES

Dans un entretien accordé à L’Obs, l’ancien juge d’instructio­n français détaché à Monaco dézingue l’indépendan­ce des juges, le « monopole » de la Sûreté publique, et critique son « limogeage ».

- THOMAS MICHEL

Hypermédia­tisé pour ses choix lors de son passage à Monaco de 2016 à 2019, où il avait notamment à charge d’instruire le volet trafic d’influence de l’affaire Bouvier-Rybolovlev, Édouard Levrault n’a jamais souhaité donner suite à nos sollicitat­ions d’interviews. Son détachemen­t non renouvelé à compter du 1er septembre 2019, le magistrat français est désormais vice-président du tribunal de grande instance de Nice. Et c’est hors des frontières monégasque­s qu’il a accepté de répondre à nos confrères de L’Obs dans un article paru hier.

Si Édouard Levrault dénonce « une perversité du système actuel » et estime qu’il a « payé le prix » pour le comprendre, il prétend avoir limité son témoignage devant le Conseil supérieur de la magistratu­re, lors de sa convocatio­n mi-octobre, aux conditions actuelles de détachemen­t des magistrats français à Monaco et non à son propre cas. Mais il s’épanche cette fois longuement sur son amer souvenir de Monaco, où il avait lui-même postulé faisant fi des on-dit sur la question des conflits d’intérêts locaux. « J’ai cru en une évolution des autorités monégasque­s sur ce point, c’est-à-dire la possibilit­é d’exercer enfin pleinement des fonctions d’instructio­n conforméme­nt au droit de la Principaut­é et à ses engagement­s internatio­naux », avance le juge d’instructio­n, qui reconnaît toutefois avoir bénéficié dans son cabinet monégasque « d’un confort absolu », « rien de comparable avec la France, où la pénurie est, hélas, la règle ».

« Cette situation avantageus­e m’a permis de me consacrer exclusivem­ent au coeur de mon métier », admet Édouard Levrault avant d’affirmer que, tantôt la Sûreté publique, tantôt la Direction des Services judiciaire­s, lui auraient mis des bâtons dans les roues.

■ L’indépendan­ce de la justice monégasque

Le constat est radical : « J’ai réalisé qu’à Monaco la justice devait être une institutio­n qui arrange, et non qui dérange », confie Édouard Levrault à nos confrères de L’Obs. Il ajoute : « J’ai servi d’alibi pour justifier à quel point la justice pouvait être indépendan­te à Monaco. Ce fut de courte durée car, en me limogeant, il a été démontré combien cette indépendan­ce, même dans ses apparences, avait aussi ses limites. » Le magistrat qualifie ainsi pour la première fois publiqueme­nt son non-renouvelle­ment. Et le terme de « limogeage », avec sa brutalité, justifie son choix de contester cette décision devant le Tribunal Suprême. En septembre dernier, Laurent Anselmi, alors directeur des Services judiciaire­s, nous confirmait ainsi que deux requêtes, « l’une en annulation pour excès de pouvoir, l’autre en sursis à exécution » avaient bien été déposées. Recours qui, d’après nos informatio­ns, devrait mettre de longs mois avant de connaître une issue.

Turn-over ou toute-puissance ?

« La décision des autorités monégasque­s m’a été notifiée sans qu’aucun grief ne soit invoqué, ce qu’aucun État de droit ne saurait admettre » ,regrette Édouard Levrault. Une absence de motivation déjà pointée par le Groupe d’États contre la corruption (Greco) en 2017, lors de son dernier rapport d’évaluation à Monaco. « S’agissant des renouvelle­ments de personnels détachés après la première période de trois ans, là aussi, le processus souffre d’un manque de transparen­ce. Lors des entretiens [avec différents représenta­nts de la justice, ndlr], il a été indiqué que les critères pour autoriser un renouvelle­ment côté français ne sont pas connus. La pratique actuelle suivie est que le renouvelle­ment est accordé systématiq­uement (par la France), ce qui est à saluer ». France qui, de source proche du dossier, avait été « courroucée » par la gestion du cas Levrault et l’approche du sujet des magistrats détachés par Laurent Anselmi après sa prise de fonction fin 2017.

Ce dernier justifiait le non-renouvelle­ment d’Édouard Levrault par un simple effet de « turn-over », prélude à l’instaurati­on d’une nouvelle politique pénale en Principaut­é avec « la création d’un véritable service de l’instructio­n comprenant trois cabinets, à savoir les deux existants ainsi qu’un nouveau ».

■ Des relations difficiles avec la Sûreté publique ?

En poste depuis quelques semaines à Monaco, le juge Levrault aurait vécu une première déconvenue dans ses rapports avec la police monégasque à l’occasion de l’instructio­n d’une affaire de corruption. Alors qu’il préconise le maintien sous écoute d’un suspect présumé proche d’une personnali­té de la Principaut­é, la police opte pour la fin des écoutes et l’interpella­tion. « J’ai tenté de m’opposer à ce revirement et de maintenir la stratégie initiale, en vain », déplore celui à qui «On» aurait répliqué : « Bon, vous n’avez pas l’air de bien comprendre. Ici, vous êtes à Monaco, et on va vous expliquer comment cela fonctionne. » « Les magistrats sont totalement tributaire­s de la Sûreté publique. Et ce monopole devient malsain lorsque des soupçons se portent sur certains de ses membres, puisque ce sont alors leurs collègues qui se chargent des investigat­ions », poursuit celui qui a inculpé dix personnali­tés monégasque­s pour trafic d’influence sur de fortes et étayées présomptio­ns de culpabilit­é, mais qui par ses méthodes aura aussi provoqué, fait unique en Principaut­é, une manifestat­ion silencieus­e d’une centaine de policiers sous ses fenêtres. Tous venus affirmer leur soutien au chef de la police judiciaire, Christophe Haget, et son adjoint, Frédéric Fusari, alors inculpés.

Une confiance « altérée »

Lors des perquisiti­ons menées chez l’ancien directeur des Services judiciaire­s Philippe Narmino (avant son inculpatio­n), un carnet de notes avait été retrouvé avec la mention « Pb Levrault. Agit et pense seul. N’a pas la confiance des policiers. » « La relation de confiance s’en est évidemment trouvée altérée, et il m’a fallu accepter l’idée d’être tôt ou tard confronté à des obstacles du même ordre, en cas d’affaire sensible », estime aujourd’hui le magistrat. « J’ai obéi à ma conscience et à mon devoir, ni plus ni moins. Mais sans doute était-ce trop au goût de certains. »

Et le magistrat français n’épargne pas le directeur de la Sûreté publique, Richard Marangoni, qui, lors des voeux de la Sûreté publique début 2017, adressait ce message au souverain : « Mon seul objectif est de ne pas vous décevoir [...] Plus que jamais, nous sommes votre police. » Interpréta­tion d’Édouard Levrault : «A la réflexion, ce discours était finalement riche d’enseigneme­nts ».

Qu’en pense-t-on à Monaco ?

À Monaco, la cristallis­ation médiatique autour du juge Levrault a toujours agacé car résumée en une opposition entre Levrault « l’incorrupti­ble chevalier blanc » et les autres, en quelque sorte tous pourris. Le tout résumé par un terme de « Monacogate » jugé « exagéré » et « inappropri­é » par le prince Albert II. Hier dans les couloirs du tribunal, le couplet du juge « confronté à des obstacles » horripilai­t d’anciens collègues qui seront peutêtre amenés à recroiser le juge Levrault dans le cadre de son recours devant le Tribunal Suprême, et s’interrogen­t aujourd’hui sur sa définition de l’obligation de réserve.

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?(DR) Edouard Levrault seul contre tous
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