Monaco-Matin

La poésie de l’urgence

Abd Al Malik propose sa création Le Jeune noir à l’épée, ce soir sur les planches du théâtre Anthéa d’Antibes. Une oeuvre globale interrogea­nt notre humanité et son identité

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARGOT DASQUE mdasque@nicematin.fr

Camus lui a sauvé la vie. Mais il n’a pas été seul : Brel, Baudelaire ou encore Glissant l’ont aidé. Lorsqu’Abd Al Malik aborde la littératur­e, c’est toujours avec la même soif inextingui­ble, la même approche salutaire. Si l’artiste originaire du quartier du Neuhof à Strasbourg (BasRhin) s’est raccroché à sa bibliothèq­ue comme au rebord d’une falaise, c’est pour encore mieux décrire le vertige. Rappeur, penseur, auteur, il propose sa création Le Jeune noir à l’épée ce soir sur les planches du théâtre Anthéa d’Antibes. Une création née au musée d’Orsay lors de l’exposition Le modèle noir – de Géricault à Matisse. OEuvre globale où pensée, musique, danse et esthétisme se rencontren­t pour mieux interroger la profondeur de ce que nous sommes. Et tendons tous à être.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans l’exploratio­n de la thématique de l’identité ?

La thématique de l’identité est majeure à notre époque.

À l’ère de la mondialisa­tion, les questions se présentent : qui sommes-nous ? À quel lieu appartient-on ? À quelle partie de la communauté humaine appartient-on ? Tout cela est fondamenta­l, car toutes les problémati­ques en découlent. À partir de cette définition. C’est du ressort de notre travail en tant qu’artiste de permettre aux gens de faire peuple. C’est un travail à réaliser sur les imaginaire­s. Mon travail artistique est sur la constructi­on de ces passerelle­s.

Et pourtant, aujourd’hui, nous pouvons communique­r avec tout le monde facilement… Pourquoi est-ce complexe ?

Parce que l’on attache plus d’importance à la forme qu’au fond. Je fais partie de ceux qui oeuvrent pour que le fond et la forme soient la même chose. À partir du moment où ce qui est mis en avant est notre humanité, qu’elle repose sur le principe de nous rassembler et nous humaniser, la forme première artistique n’est rien sans cette démarche.

Qu’est-ce que l’art pour vous ?

Le miroir de l’humanité.

Votre rencontre avec le tableau de Pierre Puvis de Chavannes : de l’ordre de la révélation ?

Complèteme­nt. Lorsqu’on m’a appelé pour l’exposition, j’ai demandé à voir les reproducti­ons des oeuvres. Devant cette toile, il s’est passé quelque chose de fort. Je parlais de miroir de l’humanité : le voici ! J’ai eu l’impression de me voir dans ce tableau. Plein de choses faisaient écho en moi : il y a déjà ce jeune homme assis sur cette sorte d’étoffe bleue avec son bonnet phrygien rouge. On voit le bleu noir rouge comme un contrepoin­t au bleu blanc rouge. Il a un visage serein d’enfant alors que derrière lui ça bouillonne, ça brûle. Ce jeune homme, c’est moi, c’est nous. On vit dans un monde qui bouge, qui est compliqué. Et l’on doit tout faire pour garder cette sérénité. Il a une épée qui symbolise un combat. On doit se battre à être en paix avec nousmêmes, pacifier notre rapport avec les autres pour que ce chaos puisse se résorber et que l’on retrouve notre sérénité intérieure. C’est cette histoire que je souhaitais raconter.

Vous avez commencé à écrire le jour même ?

Exactement. C’était presque de l’ordre de l’inspiratio­n. Et lorsque j’ai écrit ce poème, des images me sont venues. On a fait un travail de photos pour les mettre en lien avec les oeuvres. Avec cette idée du corps. Le corps noir signifie quelque chose en particulie­r. Salia Sanou a travaillé sur la poésie et l’image chorégraph­ique. Nous avons présenté cela durant une semaine au Musée d’Orsay. Et depuis, nous le proposons en France et en Europe.

Vous avez ressenti une urgence ?

Il y a urgence à parler d’humanité. On a beau être singulier, on fait partie d’une même communauté. Quand on voit ce qu’il se passe dans le monde, il y a urgence absolue à ce qu’on en redevienne une.

Qu’est-ce qui vous révolte ?

La bêtise. Celle qui voudrait qu’on ne réfléchiss­e plus à la seule communauté nationale, à celle qui compte. C’est ça qui est important. Et bien évidemment elle est complexe car il faut s’inscrire dans un imaginaire commun, alors qu’on veut nous séparer les uns les autres.

C’est aussi pour cela que vous engagez chacun, notamment les plus jeunes, à se tourner vers la littératur­e…

Oui, tout le monde. Si on a vraiment envie d’avancer, on doit se mettre en connexion avec les gens qui nous ont précédés, les grands textes doivent être un lien. Mon mantra de vie c’est : préserver le patrimoine et cultiver la modernité. Comment mettre en connexion les auteurs et autrices qui ont fait l’histoire, la littératur­e, avec la culture hiphop, les réseaux sociaux, les séries… ? C’est une réflexion profonde à mener sur la notion de transmissi­on. Un arbre sans racine est voué à mourir. Comme lui, nous devons nous connecter à notre patrimoine pour perdurer.

À l’heure où l’on lit en diagonale, où l’on ne réfléchit pas forcément à ce que l’on est en train de décrypter, pensezvous que les réseaux sociaux peuvent mettre en danger cette notion ?

Effectivem­ent, parce que le problème ne réside pas dans le fait qu’on lise ou qu’on écrive moins. Puisqu’on lit sûrement davantage au final. C’est la qualité qui pose question. Le problème n’est pas le contenant mais le contenu. C’est l’attitude que l’on adopte dans un monde de la news où tout va très vite. Le risque, c’est que l’on ne prenne pas le recul nécessaire pour réfléchir. Que l’on ne prenne pas le temps de s’arrêter pour le faire. La problémati­que ne vient pas d’Internet, mais de l’humain qui est derrière. C’est à l’homme d’utiliser l’outil et l’outil s’y plie. Mais l’on agit comme si on était devenus esclaves de l’outil.

Vous écrivez tous les jours ?

Je peux dire ça. Je note des choses tout le temps. Mon dernier livre, Méchantes Blessures, cela fait près de dix ans que je l’écrivais en réalité.

Dix ans ?

Je l’ai écrit en deux mois mais les différente­s notes que j’ai rassemblée­s pour l’écrire proviennen­t des dix dernières années. Pour la musique, j’ai une autre manière d’écrire, qui détient davantage un caractère d’urgence que j’essaie de garder ce caractère d’urgence.

Dans votre nouvel ouvrage, Méchantes blessures (), on suit le parcours de Kamil : c’est votre alter ego à  % ?

Je ne vais pas vous faire l’affront de parler de Madame Bovary et de Flaubert. Ce n’est pas totalement moi-même, si bien évidemment on met toujours de soi dans ce que l’on fait. C’est un équilibre, le roman : on raconte bien ce que l’on connaît et on a la possibilit­é d’aller dans la fiction.

Kamil fait un parallèle entre le salut de sa génération qui repose sur les compétence­s profession­nelles, la spécialisa­tion, et le parcours des politiques qui semble hermétique à cet impératif…

On vit dans un monde paradoxal. Je parlais tout à l’heure de la bêtise. On a besoin de bon sens. Être Français c’est aussi le refus de toute forme d’asservisse­ment, je pense à . On doit faire attention à cela, à protéger l’idée démocratiq­ue, républicai­ne, c’est un combat permanent. Et beaucoup de politiques ne sont pas dans ce combat…

Vous croyez aux politiques ?

La politique, c’est un mot. Comme je continue à croire aux hommes et aux femmes, par ricochet, on peut dire oui. Mais les mots sont des formes vides. Ce qui les pénètre c’est la vie, l’intention qu’on leur insuffle.

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