Monaco-Matin

Joann Sfar : « Dessiner et écrire est une joie pure »

Un nouveau Chat du rabbin ,un Blueberry et bientôt le troisième tome des aventures du Niçois : l’artiste croule sous les projets… et pose son regard sur le monde d’aujourd’hui

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANIE GASIGLIA sgasiglia@nicematin.fr

Joann Sfar, c’est la force tranquille. Il est partout sans en avoir l’air. Devenu une star sans avoir rien fait d’ostentatoi­re. Ses propos, profonds, semblent légers comme sa plume et son coup de crayon. Joann Sfar est niçois. Un drôle d’animal inclassabl­e, à l’actualité débordante. Comme toujours.

Vous redonnez vie à Blueberry… et les femmes y jouent un rôle prépondéra­nt ?

C’est une richesse ! Christophe Blain et moi avons tenté de construire notre western autour de personnage­s féminins aussi divers que les protagonis­tes masculins. Dans le western en particulie­r, les personnage­s féminins ont trop longtemps été cantonnés à des rôles clichés ou prévisible­s. Je croise souvent des amies comédienne­s qui se plaignent qu’on leur fait toujours jouer les mêmes rôles. Dans Blueberry, j’ai fait comme si les personnage­s étaient des amis comédiens. Ceci dit, les personnage­s féminins des Blueberry de Charlier et Giraud étaient déjà riches et complexes.

Et vous vous êtes interrogés sur le traitement de la violence…

Nous faisons une différence claire entre les morceaux de bravoure du récit de genre, avec coups de revolver et chevaux qui se cabrent, que nous traitons comme des moments contemplat­ifs et jouissifs, par opposition aux scènes de violence réelle, qui font écho au vrai monde et que nous avons mis en scène pour glacer le spectateur. Nous avons essayé de n’avoir aucune ambiguïté là-dessus : quand nous montrons un viol ou un meurtre de sang-froid, c’est pour que le spectateur en soit malade, pas pour esthétiser le crime. Il y a aussi une violence sociale omniprésen­te, quelque chose de sourd. Bien entendu, les thèmes du fanatisme religieux, des tensions ethniques et de la frustratio­n sexuelle, moteurs principaux de cette tragédie, sont un écho flagrant aux drames d’aujourd’hui.

Les monstres, c’est votre truc, aussi, pour faire passer des messages ?

Je suis plus dans l’émotion que dans le message. Je n’ai jamais rien « à dire », plutôt des choses à « vivre », ou à faire vivre à mes personnage­s et à mes lecteurs. Bien entendu, quand je mets en scène Aspirine, adolescent­e vampire qui déprime depuis  ans, j’utilise ce petit monstre pour parler aux ados. Quand je raconte Petit Vampire dont les parents sont « morts-vivants », tandis que les parents de son ami Michel sont « morts-morts », je tente de parler de la perte des parents, que j’ai connue de près enfant, et plus largement des gamins qui ont une famille qui ne ressemblen­t pas aux autres et qui tentent tout de même de se construire. Le monstre, c’est celui ou celle qu’on regarde parce qu’il est bizarre. Plutôt que le montrer du doigt, j’aime bien m’identifier à lui et suivre le fil du récit pour voir où ça mène.

Les monstres sacrés, aussi, comme Jacques Médecin…

Chaque Niçois a une histoire singulière face à la figure de Médecin. Mon père a été un adversaire historique de Médecin, puisqu’il écrivait

‘‘ les discours de son opposant Pierre Pasquini. Après des années de guéguerre, Médecin a invité mon père à le rejoindre au conseil municipal pour, selon ses dires, s’unir face à la montée du FN. Puis deux ans après, Médecin recevait Le Pen en grande pompe à la mairie, ce qui a causé la démission immédiate de mon père et de deux autres adjoints juifs du conseil municipal. Je dis ça pour qu’on ne me suspecte pas de légèreté ou de collusion béate. Sur mon père et sur Médecin, ce que je sais, c’est que leur estime réciproque était immense et je sais que mon père a pris cette histoire comme une blessure profonde.

J’ai donc sur tout cela une vision intime. C’était une petite tragédie dans laquelle tout était écrit d’avance : Jacques Médecin était incapable de refuser des voix d’où qu’elles viennent, et mon père ne pouvait pas rester une seconde dans une majorité qui aurait eu la moindre ambiguïté avec Le Pen, dont on rappelle qu’il avait fait applaudir au palais Acropolis l’ancien SS Franz Shönhuber.

Que pensez-vous de la polémique au sujet de la rue à son nom ?

Il est absurde de venir aujourd’hui refuser qu’on nomme une rue du nom de Jacques Médecin. Non seulement il fut un grand maire qui a fait rayonner Nice pendant des décennies. Mais il a aussi donné à notre ville un visage qui lui correspond bien : provocateu­r, érudit, drôle et plein de contradict­ions. Je trouve quelque chose de picaresque et d’attachant dans cette figure, du type qu’on pourra parer de tous les défauts du monde, et à qui il restera ceci : il avait pour sa ville un amour qui ne s’est jamais démenti et qui était vital pour une cité comme la nôtre, qui existe si loin de Paris qu’elle se demande parfois quelle place elle a dans la mythologie française. Nice a encore très fort la fibre irrédentis­te. Bien entendu, Jacques Médecin n’a pas les mêmes faits d’armes que Garibaldi, mais ils ont dans le coeur des Niçois un certain nombre de qualités et de défauts en commun.

Un e tome du Niçois ?

Le Niçois de mes romans est très inspiré de Jacques Médecin, bien entendu, mais ça reste une figure de fiction. Je l’utilise pour raconter ce que j’appelle « le crépuscule du patriarcat », une figure de mec très accroché au fantôme de la virilité, mais qui se rend bien compte que l’époque a changé. En réalité, j’ai utilisé le souvenir de Médecin pour inventer un truand magnifique. Dans le troisième roman, qui sera un « roman BD », à paraître chez Dargaud en mars sous le titre de Fashion Week, j’envoie le Niçois cambrioler Kim Kardashian ! Un producteur m’a acheté les droits et nous

‘‘ écrivons en ce moment le film, avec la scénariste Marion Festraëts… une autre Niçoise que j’ai connue quand j’étais au lycée Estienned’Orves !

Ça vous intéresse, la politique ?

Je suis passionné de politique, mais je regarde ça en romancier. Je suis terrifié par le premier degré, par les gens qui font semblant de prendre ça très au sérieux. C’est un théâtre. Surtout au niveau municipal. Avec dans tous les camps de très bons comédiens, et d’autres moins bons. Nice est une ville où on a toujours crié très fort et où les opinions les plus tranchées se défendent en plein soleil, j’aime beaucoup ça. Depuis que je suis à Paris, c’est différent, le rapport à la politique y est plus sérieux, plus normé.

On vous interroge régulièrem­ent sur l’actualité, notamment sur l’antisémiti­sme…

L’âge où je pensais pouvoir changer quelque chose à la haine est révolu. Moi j’ai, comme disait Hugo Pratt « le désir d’être inutile ». Je crois qu’il y a des vagues de haine dans l’histoire humaine, et qu’on n’y peut rien. Être juif, c’est un sport de combat car on passe son temps à devoir se justifier sur tout. Comme si le fait que je sois juif me rendait plus connaisseu­r qu’un autre sur le Proche Orient. J’observe d’ailleurs que ceux qui ne veulent pas de juifs en France et voudraient qu’ils « rentrent chez eux » ne veulent pas non plus voir de juifs en Israël. De là à se demander si le « chez eux » où ils veulent renvoyer les juifs ne se situe pas sous terre…

Le débat sur le voile vous agace…

Parce que je m’en fous ! Ce qui m’agace, c’est que je suis un juif agnostique qui dessine des rabbins et des chats et que je ne comprends pas pourquoi on vient toujours m’interroger, moi, sur le voile islamique. Je pense absolument comme tout le monde, que l’irruption d’étendards religieux dans la sphère publique est un signal désolant qui ne peut que créer des tensions. Je pense aussi que les séances d’hystérie collective autour du voile sont un cadeau merveilleu­x fait aux islamistes et à l’extrême droite. Les islamistes en profitent pour rabâcher que la France maltraite les croyants, et l’extrême droite peut en rajouter sur le thème du « Grand Remplaceme­nt ». Mon sentiment, c’est que la majorité silencieus­e qui pense, comme moi, que l’émancipati­on ne viendra que de l’apaisement, ne sait plus se faire entendre.

Médecin : attachant et picaresque”

la politique : un théâtre surtout au niveau municipal”

Vous êtes un vrai boulimique de travail…

J’ai de la chance. J’aime dessiner et écrire plus que tout. Je ne me force jamais à dessiner ou écrire. C’est une joie pure. Mon bureau est au milieu de la maison, ouvert à la famille et aux amis et aux enfants et aux chats et aux chiens. Je ne sais pas vivre autrement. Dès que je ne dessine pas, je deviens insupporta­ble.

La notoriété, ça vous plaît ?

Là aussi, j’ai de la chance.

J’ai des lecteurs adorables. Quand des gens me reconnaiss­ent dans la rue, ce n’est jamais pour m’embêter. Il y a deux jours, pendant les grèves, sous la pluie, un type s’est arrêté à vélo. On était trempés tous les deux, et il a sorti un Blueberry de son sac à dos pour que je le lui dédicace, on a parlé comme deux idiots sous la pluie, et ça m’a rendu le sourire.

Pas parce qu’il m’a reconnu, mais parce qu’il m’a parlé de cet album au sujet duquel j’avais une énorme pression, et que j’ai vu qu’il avait compris ce qu’on tentait de raconter. Voilà, j’ai une chance folle.

Vous semblez toujours mesuré et réfléchi. Il vous arrive de « péter un plomb » ?

Je suis gourmand, enragé et gueulard. Et assez sanguin. Mais je fais très attention à ce que ça ne ressorte pas trop en interview (rires).

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