Monaco-Matin

Saint-Jean : Jesse Brandani, le troubadour globe-trotter

L’Italien s’est fixé dans la presqu’île après avoir fait un long voyage pour prouver qu’il est possible de faire le tour du monde à pied, sans argent et sans connaître une langue étrangère

- DIDIER GAYRAUD

C’est un personnage bien singulier qui vient se fixer à Saint-Jean-Cap-Ferrat après la Première Guerre mondiale et va y animer ses rues pendant plusieurs saisons d’hiver.

Fils d’un marchand de tissu de Calcinaia dans la province de Pise, en Italie, Jesse Brandani est né en 1851. Il s’engage dans les troupes garibaldie­nnes dès l’âge de 17 ans, puis fait des études à Florence et devient ingénieur-mécanicien. Militant politique situé nettement à gauche, il vend, devant les cafés, un livret manuscrit de cinq pages intitulé L’Organizazz­ione socialista (L’Organisati­on socialiste). Ce qui lui vaut bientôt d’être arrêté par la police et condamné à une peine de quatorze mois de prison qu’il n’effectuera jamais. Marié et père de plusieurs enfants, Jesse Brandani perd son épouse alors qu’elle est âgée d’une quarantain­e d’années. Cela va bouleverse­r toute sa vie.

Dix ans à travers le monde

Alors qu’il se trouve à Paris à discuter avec des amis, l’Italien parie qu’il est aujourd’hui possible de faire le tour du monde à pied, sans argent, sans avoir besoin de mendier et sans connaître une langue étrangère, simplement en chantant ou en récitant des poèmes. Alors que les personnes qui l’entourent se demandent s’il possède encore toute sa raison, il leur assure qu’il va leur prouver ce qu’il affirme. Quelque temps plus tard, Brandani se lance dans un long voyage de dix ans, de 1890 à 1900. Afin de ne pas passer inaperçu, il choisit de revêtir un veston tyrolien rond à châle avec bordures et parement vert pomme, un pantalon serré audessus des mollets et se coiffe d’un chapeau de paille à très large bord orné d’une plume de faisan. À sa tenue d’artiste ambulant, il ajoute une guitare dont il ne sait pas jouer mais dont il va apprendre à se servir au cours de son voyage. Jesse Brandani part de Paris en 1890, gagne successive­ment Nice, la Suisse, l’Angleterre, s’embarque pour une croisière à New York payée par une mécène, visite l’Amérique du Sud puis, de Buenos-Ayres (1), rejoint Madrid avant de gagner le Maroc et l’Égypte. En poussant vers le sud, il manque d’être pendu par les membres d’une tribu soudanaise et revient en Grèce. Il poursuit en se rendant en Palestine et dans l’empire Ottoman, visite les Balkans, la Suède et la Norvège où il rencontre quelques problèmes de santé. Il rejoint ensuite la Sibérie où il est attaqué par un ours et ne doit son salut qu’au fait de pouvoir grimper dans un arbre. Japon, Chine, Indochine, Indes anglaises et néerlandai­ses, Australie s’enchaînent sur plusieurs années. La Nouvelle-Zélande sera sa dernière étape avant de regagner Londres d’où il rejoint Paris pour, comme prévu, présenter le récit de son voyage lors de l’Exposition universell­e d’avril 1900 (2).

Chants et récit de ses exploits sur la Prom’

Afin de ne pas passer pour un affabulate­ur, « Il Trovatore » a pris soin de se munir de passeports des pays traversés et de nombreux articles de journaux faisant état de son passage. L’Exposition universell­e à peine terminée, il gagne la Suisse et se lance dans la constructi­on d’un métier à tisser de son invention, qui ne le rend pas riche pour autant. « Parti pauvre, je suis revenu pauvre », explique-il souvent aux personnes à qui il conte son aventure. Ne tenant pas en place très longtemps, Jesse Brandani, après avoir lu un article

‘‘ dans la presse relatant que des scientifiq­ues sont perdus non loin du Pôle Nord, décide de partir seul à leur recherche. Il doit se résoudre, faute de moyens, à s’arrêter au Cap Nord où il passe trois mois chez les Lapons. Le troubadour rentre en Italie puis revient sur la Côte d’Azur, où il est présent à Nice en 1912. Sur la promenade des Anglais, il chante ses chansons et aime se faire connaître en distribuan­t des cartes postales de grand format au dos desquelles sont racontés ses exploits. Il s’y présente, en toute modestie, comme « l’Homme universel » ou « Le grand marcheur reconnu universell­ement par tous les journaux des deux hémisphère­s ». Au milieu des années 1920, il s’installe à Saint-Jean-Cap-Ferrat et construit une petite cabane en bois sur la promenade Maurice-Rouvier. Là, il chante des chansons aux passants, récite des poèmes de sa compositio­n, vend ses livres de voyage autour du monde ainsi que des cartes postales le montrant seul ou entouré d’enfants, dans divers lieux touristiqu­es de la commune. Il demande qu’on n’oublie pas de lui donner quelques sous en échange des cartes en ajoutant : « Le troubadour n’est pas riche… ».

Chassé de Saint-Jean, sa seconde patrie

S’il passe tous les étés sur les plages de Belgique, notamment à Heyst-sur-Mer, il semble que Saint-Jean-Cap-Ferrat soit devenue sa seconde patrie car il y séjourne désormais chaque saison d’hiver et s’y considère comme chez lui. Alors qu’il est à Bruxelles, il écrit, entre autres, à l’un de ses amis poète : « Suivant vos conseils, je donnerai, en rentrant chez moi, à Saint-Jean-Cap-Ferrat, des conférence­s sur tout mon long voyage. » Il annonce même dans un journal belge qu’il prend sa retraite au Cap-Ferrat et qu’il ne se rendra plus en Belgique.

Hélas, en octobre 1927, notre homme reçoit une lettre du maire Joseph Caisson lui indiquant : « J’ai l’honneur de vous faire connaître qu’en raison des travaux imminents qui doivent avoir lieu à l’entrée de la promenade Maurice-Rouvier (côté Beaulieu), il y a lieu de faire disparaîtr­e la cabane vous appartenan­t qui y a été tolérée jusqu’ici. Par suite, je vous prie de vouloir bien faire procéder à cette petite opération dans le plus bref délai possible ». Après avoir fait un peu de résistance, le troubadour quitte finalement Saint-Jean et retourne en Belgique, où il meurt à l’âge de 88 ans.

‘‘ Parti pauvre, je suis revenu pauvre”

Je donnerai, en rentrant chez moi, à Saint-Jean, des conférence­s”

(1) Graphie ancienne de Buenos-Aires.

(2) Voyage autour du monde (140 000 km en dix ans), Jesse Brandani édité par l’auteur.

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(Photos collection D. G.) Jesse Brandani où « L’Homme universel ».
 ??  ?? Jesse Brandani au milieu d’une ronde d’enfants, devant l’hermitage du troubadour.
Jesse Brandani au milieu d’une ronde d’enfants, devant l’hermitage du troubadour.
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Le troubadour devant sa cabane de la promenade Rouvier.

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