Monaco-Matin

Un appel à témoins lancé pour un film sur la frontière

Réalisateu­r de documentai­res, Laurent Lhermite travaille depuis un an sur un projet relatif aux traces – physiques et psychologi­ques – que laissent les migrants entre Menton et Vintimille

- ALICE ROUSSELOT

C’est un appel à témoins pas comme les autres que lance Laurent Lhermite. Car les disparus dont il est question ne sont pas à proprement parler des proches, mais des personnes dont la trace s’efface avec le temps – jusqu’à, peu à peu, totalement disparaîtr­e. À moins que des témoignage­s ne viennent immortalis­er leur présence éphémère… Ces personnes – souvent anonymes – ne sont autres que les migrants passés par la frontière entre Menton et Vintimille. Et le jeune documentar­iste a fait le choix de les placer au coeur d’un film. Tout en prenant une décision radicale : «Je ne filmerai pas de réfugiés. C’est une manière de marquer le manque, et notamment l’absence de sépulture de ceux qui sont morts. »

Pas un film militant

La genèse de son futur documentai­re – un projet de trois ans qu’il a entamé l’an dernier – vient en partie de ce constat : beaucoup de gens meurent à la frontière. Avant d’envisager prendre sa caméra pour filmer l’invisible, Laurent était aidant auprès des migrants. « Grâce à cette expérience, je me suis rendu compte que beaucoup des disparus n’étaient pas répertorié­s. Et même avec deux ou trois ans de distance, des aidants que je côtoyais sont restés bouleversé­s par ces morts », explique-t-il. Précisant ne pas avoir voulu pour autant offrir un regard sur ces citoyens solidaires ou sur les réfugiés – comme bon nombre de documentai­res ont pu le faire ces dernières années. « Ce choix-là n’aurait pas été assez universel. »

Car Laurent Lhermite veut s’inscrire dans une forme de film bien spécifique : le documentai­re de création, porté par des réalisateu­rs tels que Jean Rouch. « Je ne veux pas faire du cinéma militant – qui est tout à fait légitime mais s’essouffle vite. L’idée est plutôt de parler du petit pour parler du grand. Avec humilité. » Sans plonger dans l’excès de didactisme.

Laurent explique ainsi vouloir travailler sur un territoire étroit : la zone entre Menton et Vintimille, « là où la législatio­n est trouble ». « Ce serait facile de faire un brûlot politique mais ce n’est pas le but », souligne-t-il, indiquant vouloir davantage tendre vers quelque chose de poétique.

Son premier documentai­re, c’est en Syrie qu’il l’a réalisé, avec un sociologue. Travaillan­t sur le motif de l’engagement. « Nous sommes allés capter la vie quotidienn­e, déspectacu­lariser. Quand on passe un certain temps là-bas, les bombardeme­nts deviennent quelque chose de normal. Or c’est dans le commun que le documentai­re a sa place, dans les choses qui nous lient », résume Laurent Lhermite.

Le jeune homme, qui n’habite pas dans la région mais y revient régulièrem­ent, entend bien intégrer une portée historique à son propos. Conscient que les chemins empruntés par les migrants d’aujourd’hui l’étaient déjà par les réfugiés d’hier. « Un événement m’a fait percuter le passé et le présent », développe-t-il. Expliquant avoir eu l’occasion de voir le dessin réalisé par un émigré polonais, pendant la Seconde Guerre mondiale, pour que sa femme et son enfant le rejoignent. Ce dernier indiquait le chemin à prendre entre l’Italie et Menton. « Un jour, sur un sentier emprunté par les réfugiés, je croise six jeunes, poursuit le documentar­iste. Ils me demandent par où passer et me montrent un papier sur lequel était tracé le chemin. C’était frappant comme il ressemblai­t à celui du Polonais

! J’ai alors compris qu’il y avait quelque chose qui dépassait la sensation actuelle. »

Dans le cadre de ses recherches, Laurent Lhermite a notamment croisé le chemin de Gaspard M’baye, dont le combat pour recenser les tirailleur­s sénégalais enterrés au Trabuquet se rapproche de sa démarche. « Il est parti d’un gars sans nom. Puis il s’est rendu compte que dans les fosses communes, il y avait un nom pour six personnes, avant de mener un travail pour les faire reconnaîtr­e. Cela m’a poussé à une réflexion : qu’est-ce qui fait acte de mémoire ? »

La question des corps

Laurent Lhermite est également en contact avec la Cimade – qui oeuvre pour savoir ce que deviennent les corps des réfugiés morts aux différente­s frontières. « C’est très difficile d’avancer sur cette question, les institutio­ns sont fermées », assure-t-il. Soucieux de tisser un lien avec la SNCF, aussi. La voie de chemin de fer ayant servi de sentier vers la France pour beaucoup de migrants. De cimetière, pour certains. « Le fait d’avoir rétabli les frontières a conduit à ce que des gens deviennent de potentiels bourreaux. Dans la mesure où le quidam peut avoir un accident impliquant un réfugié… »

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(Photo d’archives Jean-François Ottonello) Laurent Lhermite cherche des témoignage­s permettant de conserver une trace des réfugiés.

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