Monaco-Matin

« Cette chose mondialisé­e nous tue »

Après avoir été atteint par le Covid-19, le réalisateu­r se remet dans les Yvelines, loin de PortCros. Il vient de mettre en accès libre Human sur YouTube, et nous parle du sens de la vie

- NATHALIE BRUN

Confiné dans sa maison des Yvelines, le réalisateu­r, écrivain et photograph­e Yann Arthus-Bertrand se remet, après avoir été contaminé par le Covid19. Cet amoureux de Port-Cros dit se languir de l’île hyéroise et du fort de Port-Man, dont il est l’heureux locataire jusqu’à 104 ans. La restaurati­on de ce monument historique du XVIIe, qu’il a entrepris depuis plusieurs années, est achevée, annonce-t-il, et le fort sera désormais ouvert vingt jours par an au public, à la demande du parc national. Yann Arthus-Bertrand et son équipe viennent par ailleurs de mettre en accès libre sur YouTube, la version intégrale de Human, que l’infatigabl­e écolo globe-trotter considère comme son meilleur film, « un film sur le sens de la vie ». Le documentai­re, sorti dans les salles en 2015, compile deux mille interviews d’hommes et de femmes récoltés dans une soixantain­e de pays. Un instantané de l’humanité qui résonne, en cette période si particuliè­re.

Vous avez été atteint par le Covid-, vous allez mieux ?

J’ai eu une forme bénine, une très grosse grippe. Je dormais quinze heures par jour. Je perdais le goût et l’odorat – une cuillère de moutarde n’avait plus de goût, c’est incroyable ! – et j’ai perdu six kilos. Maintenant, je me remets à écrire et à lire, et je travaille sur Legacy, la suite de Home .Unfilm

‘‘ que nous avons fait avec de nombreuses archives. Un film sur ma génération. Je suis né en , une époque où tout le monde avait faim. On était deux milliards. Dans ma vie d’homme, j’ai vu l’humanité multipliée par quatre, la consommati­on de viande par huit... Quand on commandait une voiture, il fallait attendre la livraison pendant un an. C’était une façon de vivre qui n’a plus rien à voir avec aujourd’hui. En même temps, on est en train de détruire l’environnem­ent. Les scientifiq­ues parlent de la sixième extinction, avec une augmentati­on de la températur­e de plusieurs degrés à la fin du siècle. On le sait tous, on continue... C’est un film sur l’incroyable aventure de la vie.

Concrèteme­nt, si vous aviez les clefs du camion, quelles sont les trois premières mesures que vous prendriez ?

Les solutions sont assez simples. Le changement climatique, ça relève des énergies fossiles. En France, on a décidé de les réduire de  %, par an, mais on est incapable de le faire. Le pétrole, c’est open bar !En , on doit atteindre  % de ce que l’on consomme aujourd’hui, mais le mot pétrole ne figure même pas dans les accords de Paris ! Les solutions, ce sont le solaire, l’éolienne, les trains... Je vais à Port-Cros en train maintenant, et c’est compliqué ! Quand je vois que la voie ferrée qui reliait Hyères au Lavandou a été supprimée, je me dis que ce serait bien d’y refaire passer un train. L’autre priorité, c’est de se recentrer sur le local, de revenir vers une consommati­on locale. On a oublié une chose : comme pour tous les animaux, la première inquiétude de l’homme, c’est de manger. On a des quantités de nourriture qui viennent de partout alors qu’en Afrique, on meurt de faim ou du virus. Il faut produire de la nourriture chez nous, et qu’on paie le vrai prix aux paysans. Vivre avec un revenu de  ou

 euros, ce n’est pas normal. Quand on voit le nombre de suicides chez les petits agriculteu­rs, les dépôts de bilan et cette industrie mondialisé­e... c’est un scandale. Cette chose mondialisé­e nous tue. La troisième priorité, c’est s’occuper un peu des autres, s’occuper du sens de la vie.

Le sens de la vie ?

Quand on a fait Human ,onest allé dans un village à Madagascar. C’étaient des gens qui vivaient dans une simplicité extrême, très proches de la nature. À la fin d’une interview, j’ai demandé à une vieille dame quel était son

‘‘ plus grand rêve. C’est difficile à conceptual­iser cette notion de rêve pour des gens qui sont dans le dénuement. Elle parlait d’éducation pour ses enfants, d’alimentati­on... Puis elle a bien réfléchi et elle m’a répondu : « Mon plus grand rêve, c’est de mourir avec le sourire ». Mourir avec le sourire, c’est être fier de sa vie en bien. Aujourd’hui, on vit dans la banalité du mal : je prends ma bagnole, pas grave ! Je mange de la viande, pas grave ! Etc. Mourir avec le sourire, c’est être dans la simplicité, dans la banalité du bien.

Concrèteme­nt, les solutions sont simples”

La pandémie et ses conséquenc­es pourraient-elles permettre de sortir de ce déni ?

Je parlais tout à l’heure au téléphone avec une journalist­e libanaise de la Syrie, de la Libye, des morts civils… Notre pays est le troisième vendeur d’armes du monde, ça ne nous dérange pas. Mais quand le virus vient chez nous, ce sens de la fragilité et de la mort vient chez nous. Cette fragilité de la vie, on l’avait oubliée, on se croyait des surhommes. On est tous très embarqués dans le système de la croissance. On dit que je suis défaitiste, mais je veux vivre les yeux ouverts... Même si je ne veux pas croire que l’homme, avec son intelligen­ce, ne va pas inverser la machine.

Cette fragilité de la vie, on l’avait oubliée”

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