Monaco-Matin

« On retrouve la grandeur et la nécessité du journalism­e »

Avec la crise du Covid-19, les médias retrouvent une forte légitimité. C’est ce que démontre une étude de Reworld media. Un constat que partage Dominique Wolton, directeur de recherche au CNRS

- RECUEILLIS PAR JEAN-FRANÇOIS ROUBAUD

Le sondage Reworld media, réalisé afin de mieux cerner l’état d’esprit des Français en ces temps de crise sanitaire, révèle que leur consommati­on média a évolué pour 69 % d’entre eux, au détriment des réseaux sociaux, se tournant de plus en plus délibéréme­nt vers les sources qu’ils jugent « fiables ».

Qu’elle soit écrite, parlée ou télévisée, la presse retrouve ainsi une légitimité et un taux de confiance comme elle n’en avait plus connu depuis qu’une petite musique technologi­que cherche à nous persuader que l’abondance et l’hyper vitesse de l’informatio­n sont les seuls garants de la vérité. 87 % des Français se sentent aujourd’hui très bien informés par les médias traditionn­els. Un constat qui ne surprend pas Dominique Wolton. Directeur de recherche au CNRS en sciences de la communicat­ion, ce grand spécialist­e des médias contribue depuis longtemps à valoriser, à travers ses recherches, une conception de la communicat­ion qui privilégie l’homme et la démocratie plutôt que la technique et l’économie. « Le journalism­e est un bien rare », lance le directeur de la revue internatio­nale Hermès (CNRS Éditions) dont le prochain essai Vive l’incommunic­ation. La victoire de l’Europe, sera très prochainem­ent publié aux éditions François Bourin.

Les temps ont changé, la consommati­on de l’info aussi. Était-ce prévisible ?

La situation est angoissant­e, on veut donc savoir. À tout prix. Et là, l’opinion publique se rend compte que les médias traditionn­els – la télé, la radio

‘‘ et la presse écrite qu’elle soit digitale ou papier – dont on leur dit depuis vingt ans qu’ils sont archaïques, incapables de tenir le rythme de l’hyper vitesse qui serait l’essence même de l’informatio­n, là où les réseaux sociaux seraient l’apanage de la liberté d’informer, sont légitimes. Cette crise nous a tellement angoissés que presque inconsciem­ment, chacun s’est retourné vers le vrai journalism­e dans un besoin de compréhens­ion du réel. Et ce beau métier de journalist­e est redevenu pour l’opinion un vrai « service public ».

Est-ce un comporteme­nt sans lendemain lié au caractère exceptionn­el de cette pandémie ?

Je ne le crois pas. Depuis vingt ans, les détenteurs des réseaux sociaux ont tenté de nous convaincre que tout le monde pouvait être journalist­e. Ce qui n’est pas possible. Chacun n’est pas journalist­e, comme chacun n’est pas électricie­n ou plombier sous prétexte qu’il bricole chez lui. Cette crise a eu un effet loupe pour les citoyens : les réseaux sociaux sont le théâtre de l’expression mais pas de l’informatio­n. Sur le terrain de la quête planétaire d’informatio­ns pendant une crise brutale, les réseaux ont perdu leur capacité de fascinatio­n. Redevenant sans doute ce qu’ils auraient dû rester : un lieu où l’on s’exprime. Or informer, c’est vérifier avant de partager, c’est donner des outils de compréhens­ion du monde. L’informatio­n n’a de raison d’être que si on l’écoute. Sur les réseaux sociaux, tout le monde s’exprime mais personne n’écoute personne. Du moins dans un pays démocratiq­ue comme le nôtre. Je suis bien évidemment le premier à souligner l’importance des réseaux sociaux dans les pays vivant sous dictature.

Les modes de consommati­on de l’informatio­n auraient donc changé en quelques semaines ?

Oui. Et nos gouvernant­s n’ont pas su anticiper cette quête des citoyens. En restant prisonnièr­e pendant la crise du culte de l’hyper vitesse, du thème de la transparen­ce et de l’omniprésen­ce, la communicat­ion des pouvoirs publics a parfois été maladroite. Communique­r, c’est prendre son temps. En étant omniprésen­ts sur les antennes, et quand les caméras n’étaient pas disponible­s sur leur compte Twitter, Édouard Philippe comme Emmanuel Macron ont fait l’erreur de croire que plus on donne d’infos, plus on délivre la vérité. On n’a jamais été autant « informé » mais, chacun le constate, on n’a jamais connu autant de doutes, de rumeurs et d’infox. Plus que rassurer, l’omniprésen­ce des politiques a généré sans doute plus d’angoisse qu’autre chose.

Cette omniprésen­ce a pourtant été disséquée par une pléthore d’experts dans les médias ?

Oui, notamment sur les chaînes d’info en continu. Mais le rythme de l’action politique, économique et scientifiq­ue ne peut jamais tenir la cadence telle que fixée par les impératifs de diffusion en continu. L’info ne peut être un spectacle qui se renouvelle toutes les demi-heures. Alors, bien sûr, je suis pour l’élargissem­ent de l’espace public aux scientifiq­ues, aux universita­ires, experts, etc. Mais il faut savoir distinguer ce qui relève de la science, de la médecine et de la technologi­e de ce qui relève de cet art très difficile qu’est la politique. L’invasion jamais égalée ces deux derniers mois de commentate­urs et/ou d’experts sur les plateaux de télévision, ayant tous et toujours un avis sur tout, contribue à délégitime­r l’action politique et, de fait, la nature de l’informatio­n. Attention, les conseiller­s ne sont jamais les payeurs. Aujourd’hui, une seule phrase peut passer à la moulinette d’une multitude d’experts. Et souvent, je me demande pourquoi, si ces derniers sont à ce point persuadés d’avoir raison, n’embrassent-ils pas la carrière politique ?

Le journalism­e traditionn­el n’est donc pas un archaïsme ?

Au contraire. C’est un bien rare !

Ceux qui font ce métier doivent s’en persuader. Ceux qui consomment leurs infos en ont désormais une conscience, accentuée par ces deux derniers mois de confinemen­t. Il est pourtant beaucoup plus dur d’être journalist­e aujourd’hui qu’il y a  ans. À cause de cette petite musique des Gafa [les géants du web comme Google, Apple et Facebook] et de leurs armes, les réseaux sociaux sont pourvoyeur d’une surabondan­ce d’informatio­n. Mais j’espère qu’avec ce que nous avons traversé, le citoyen – ici et ailleurs, n’oublions pas qu’il s’agit d’une crise planétaire – va en avoir assez d’être à ce point inondé d’informatio­ns avec un petit ‘‘i’’. C’est au moment où explose l’informatio­n dans toutes ses dimensions, y compris les plus discutable­s, que l’on retrouve la grandeur et la nécessité du journalism­e : c’est-à-dire l’enquête et l’investigat­ion.

Paradoxale­ment, l’abondance serait donc une source d’angoisse ?

Oui, et en France, nous avons eu un phénomène supplément­aire, c’est l’extrême dramatisat­ion de l’informatio­n. Le président Macron en utilisant le mot ‘‘guerre’’ et cette semaine encore, le Premier Ministre. Comment peut-on dire que ‘‘plus rien ne sera jamais comme avant !’’. Comment peut-on à ce point oblitérer l’avenir des plus jeunes en les confinant ainsi mentalemen­t ! D’autant que le propre de l’histoire et de la politique est de créer l’espoir. Quoi qu’il en soit, la métaphore de la guerre en termes de communicat­ion était sans doute une erreur. Ni l’Allemagne, ni l’Espagne, ni d’ailleurs la plupart des pays touchés par ce virus n’y ont succombé. C’est en effet une arme à double tranchant : ceux qui ont filé cette métaphore l’ont fait dans un souci martelé de transparen­ce. Tout le monde sait aujourd’hui que la transparen­ce, ça n’existe pas. Qui est totalement transparen­t dans la vie ? Personne et heureuseme­nt. Ainsi, dans une posture d’omniprésen­ce, nos gouvernant­s, en jouant la carte de la transparen­ce, se sont exposés à ce que de petits mensonges deviennent des affaires d’État. Communique­r ce n’est pas s’exprimer, c’est établir un dialogue. C’est donc prendre le temps. On ne demande pas au pouvoir public de communique­r mais d’agir et d’avoir confiance en lui.

La métaphore de la guerre, était sans doute une erreur”

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Il faut au plus vite sortir de tous les confinemen­ts”

Cette hypercommu­nication politique n’était-elle pas une forme de contrepois­on à la propagatio­n de fake news ?

Comme toutes choses, les fake news connaissen­t un phénomène d’usure. Cette crise va sans doute encore l’accentuer. Le retour de légitimité des médias traditionn­els, vers lesquels on se tourne pour savoir et comprendre avant de se faire une opinion, est une excellente nouvelle. Les fake news ont toujours existé. La première guerre du Golfe en fut le terreau. C’était le tout premier événement de l’histoire immédiate diffusé en continu grâce à la couverture satellite. Et il n’y a jamais eu autant de rumeurs. Dans mon livre, War game, je les avais recensées : les fossés antichars de Saddam, ses armes bactériolo­giques, etc. Mais alors, la guerre était lointaine. Aujourd’hui, cette crise sanitaire est un danger susceptibl­e de surgir au coin de la rue. Quand on a été enfermé chez soi tout en étant connecté au monde – ce qui est un réel paradoxe –, chacun a eu le temps de faire le tri entre ce qui explique notre angoisse et ce qui ne contribue qu’à la nourrir. Il faut au plus vite sortir de tous les confinemen­ts et retrouver l’espoir et les plaisirs de la vie !

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(Photo d’archives J.-P. B.)

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