La peste de Marseille, parce que « business is business »
Un navire est placé en quarantaine dans la cité phocéenne. Mais une partie de la cargaison est débarquée pour la foire de Beaucaire. L’épidémie de 1720 a fait 126 000 morts en Provence
Sans commune mesure avec la crise actuelle du Covid-19, les grandes pestes du Moyen Âge et, à l’ère moderne, l’épidémie de choléra au XIXe siècle ou encore la « grippe espagnole » en 1918 firent des millions de morts. Pour autant, comme nous le racontent Philippe Janssen, professeur d’histoire du Moyen Âge et Ralph Schor, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Côte d’Azur, «ces terribles crises sanitaires révèlent des constances dans les comportements humains ».
1720. C’est la grande peste de Marseille. Elle fit 126 000 morts en Provence. Marseille perdit, elle, la moitié de sa population (50 000 morts). En Provence et sur la Côte d’Azur aussi, 81 villes ou villages furent frappés par cette malédiction. Un mur, édifié en hâte autour d’Orange dans l’espoir de stopper l’avancée de la maladie, fut aussi vain que la ligne Maginot : « Les troupes qui le gardaient avaient reçu pour consigne de tirer sur toute personne qui tenterait de le franchir : cela n’empêcha pas la ville d’être touchée par le fléau », expliquent Philippe Jansen, professeur d’histoire du Moyen Âge, et Ralph Schor, professeur d’histoire contemporaine.
Elle ne venait pas de Wuhan, mais du port de Marseille. Révélateur permanent de toutes les crises épidémiques, le concept de « la vie continue » fut sans doute à l’origine de la propagation de ce virus. Mais elle révèle aussi la formidable capacité de tout un peuple à la solidarité en temps de crise.
La foire de Beaucaire comme patient zéro
C’est sans doute parce qu’« on n’arrête pas les affaires » que la peste entra dans Marseille. Le 25 mai 1720, le Grand SaintAntoine, un navire en provenance du Levant, accoste. Ses cales regorgent d’étoffes précieuses, de ballots de coton et de soieries. Un marin est malade. Les symptômes de la peste ? Manifestement. Le bateau et sa cargaison sont mis en quarantaine. Mais il y a la foire ! La grande foire de Beaucaire ! Installé sur les rives du Rhône, ce gigantesque marché attire tous les marchands de la Méditerranée, de Barcelone à Alexandrie ou Constantinople. Des dizaines de milliers de visiteurs (jusqu’à 120 000) s’y pressent, venant de tout le grand Sud de la France et d’au-delà. Le montant des transactions dans les allées du Pré Beaucaire atteint des sommes astronomiques – jusqu’à 50 millions de francs-or certaines années. On n’annule donc pas la foire. On fait même pire. Négligences coupables ou inconscience toute mercantile, une partie de la cargaison du Grand Saint-Antoine est extraite en catimini du navire en quarantaine. Elle est fatalement contaminée par le bacille de Yersin, responsable de la peste. La suite, on l’imagine.
La peste se propage de villes en villages. À la vitesse de 45 km par jour. La bourgeoisie marseillaise fuit la cité phocéenne, se réfugiant dans ses bastides protégées du mal. L’exode est général. Des troupes de mendiants feignant d’être pestiférés rançonnent les voyageurs, trop heureux de se délester de leurs richesses plutôt de se laisser approcher par ces « bombes humaines ». Mais le drame suscite des élans de solidarité formidables. Des femmes guéries de peste s’occupent de centaines d’orphelins à Vitrolles. Comme notre réserve sanitaire qui se mobilise aujourd’hui, les barbiers remplacent médecins et chirurgiens fauchés par le virus.
Fusillé sur-le-champ
À l’ouest du fleuve Var, on ne badine pas avec les gestes barrières. Il n’y a toujours pas de pont entre les deux rives, et les déserteurs ou les Provençaux qui fuient l’épidémie sont tenus à distance par les troupes du roi de Sardaigne. L’un d’eux qui parvient à franchir le fleuve est arrêté et fusillé sur-le-champ. À Villefranche, les navires qui mouillent dans la rade sont déclarés indésirables depuis que l’un d’entre eux a signalé la présence de marins infectés. Le Var sauve les Azuréens des ravages de l’épidémie.
Les actuelles Alpes-Maritimes connurent cependant des pandémies de peste terribles : « Aux XIVe et au XVe siècles, les villages de Biot et de Valbonne furent si terriblement touchés que les comtes de Provence durent, au sortir de l’épidémie, en appeler au repeuplement volontaire de ces territoires. On promettait aux paysans des lots de terre, des exonérations de taxes, etc. »