Monaco-Matin

La « guerre » en mode un fauteuil pour trois !

La lutte armée pour le monopole du deal de rue dans les quartiers est de Nice était inévitable : « Ça va re-péter, plus vite qu’on ne le croit ». L’omerta de la peur n’a plus cours. Témoignage­s

- JEAN-FRANÇOIS ROUBAUD jfroubaud@nicematin.fr

Le traumatism­e de la fusillade de la nuit de dimanche à lundi n’est pas près de s’apaiser dans les quartiers est de Nice. Le règlement de compte à la kalachniko­v dans la cité des Liserons qui a fait au moins trois blessés par balle n’est pas une surprise ici. Au pied des barres HLM et dans un périmètre qui descend le long du Paillon jusqu’à Louis-Braille et au quartier Bon-Voyage, tout le monde s’y attendait. Le redoutait.

Hier après-midi, paranoïaqu­e ou prudent, un vieux monsieur des Liserons longeait les façades en rentrant chez lui après être allé faire ses courses au Leclerc de Bon-Voyage : « On a peur qu’ils s’installent sur les terrasses des immeubles et tirent de là-haut. »

Le « Yalta du deal » vole en éclats

Le septuagéna­ire alerte vit pourtant ici depuis « toujours ». Il le concède volontiers, ce n’est pas Neuilly, encore moins Auteuil ou Passy, mais depuis une dizaine d’années, le calme relatif s’était installé dans la cité. Est-ce le fait des « guetteurs » qui, malgré eux, veillaient à la tranquilli­té du business (donc de la cité) ou les rondes de police, l’histoire ne le dit pas. Ce qu’elle raconte, en revanche, après la fusillade de la nuit de dimanche à lundi, c’est qu’elle pourrait n’être qu’un « échauffeme­nt ». Karim, la cinquantai­ne, n’hésite pas à confesser ses angoisses : « En vrai, on est coincé en plein milieu d’une guerre de territoire pour le monopole du deal (le trafic de drogue, ndlr). Et les choses sont allées beaucoup trop loin (lire ci-contre) pour qu’ils en restent là : ici, on se prépare tous à connaître une guerre terrible. Ce ne sera pas aux Liserons, mais à BonVoyage ou à Pasteur et on est tous convaincu que c’est imminent. Et qu’on arrête, cela n’a rien à voir avec l’expédition punitive de Dijon entre Tchétchène­s et Rebeus (Arabes en verlan, ndlr) .Rienà voir avec une quelconque guerre communauta­riste ou je ne sais quelle histoire de racisme. Des conneries tout ça. C’est bien plus effrayant ! »

A demi-mot, après avoir obtenu l’assurance que l’anonymat serait scrupuleus­ement respecté, les langues se délient. L’omerta de la peur se fissure. Le tableau que les habitants des quartiers dressent de la situation explosive est celui d’un « Yalta du deal ».

Un ancien raconte que, depuis 2002, les frontières avaient été entérinées entre les gangs qui opèrent ici. D’origine marocaine, il s’essaye à un trait d’humour même si le coeur n’y est pas : « Culture du kif (cannabis, Ndlr) oblige, le pacte non-écrit laissait aux Africains – aux Rebeus et aux Cap-Verdiens – le marché du cannabis. Chacun sa zone entre le 155 route de Turin, le 328 aux Liserons, le 222 de la route de Turin encore et descendant jusqu’à Louis-Braille et à l’est, en empiétant sur Pasteur. Pasteur, c’était plutôt les Tchétchène­s qui, eux, touchaient moins au hasch qu’à l’héroïne et à la coke. Et puis ces frontières virtuelles qui, d’une certaine manière, évitaient les guerres de territoire ont volé en éclat en novembre dernier. »

L’école du « chouf » d’argent

Pourquoi ? C’est un peu l’histoire de la poule est de l’oeuf. La légende urbaine assure ici que la guerre était devenue inévitable après qu’une livraison de cocaïne eut été intercepté­e au nez et à la barbe de ses destinatai­res tchétchène­s : « Ce sont les seuls qui faisaient dans les drogues dures. C’était le deal entre les gangs. Et soudain, à la fin de l’année, on a vu des toxicos venir se fournir en blanche derrière l’église de BonVoyage dont tout le monde sait ici que ce secteur est tenu par les Blacks. Du coup, les « choufs » (postes de guet, ndlr) sont devenus beaucoup plus tendus. » Aux Liserons, les riverains voient ainsi apparaître de nouveaux visages. Les guetteurs ne sont plus exclusivem­ent recrutés parmi les gamins de la cité. Ils viennent du 93, pour certains de la région toulousain­e. On retrouve d’ailleurs de plus en plus souvent, les acteurs de ce drôle de mercato du deal dans le box des accusés du tribunal correction­nel de Nice.

Comme si le quartier était devenu, pour le marché des stups, un centre de formation à ciel ouvert. Au point même de jeter le trouble, d’alimenter la rumeur selon laquelle les quartiers est de la capitale de la Côte d’Azur seraient désormais aux mains des gangs de SeineSaint-Denis, décidés à créer des franchises du deal au soleil loin de leurs bases du 93.

Les rondes des soldats du deal

Pure extrapolat­ion ! Mais signes avant-coureurs d’une guerre larvée qui ne se règle pas encore au AK47 (kalachniko­v), mais dont les toutes premières victimes sont, comme souvent, les riverains des Liserons : « Quand c’était des gosses de la cité qui étaient au chouf, c’était pas le paradis, mais ils connaissai­ent tout le monde et ne faisaient pas les fiers à bras avec les résidents du coin. Là, d’un coup, tout s’est tendu. »

Après les incidents de la veille, on refait volontiers le match en catimini entre voisins. Sauf que Karim est formel, d’autant plus qu’il en fut le témoin malgré lui, le point de bascule remonte à début mars. Quelques jours avant le confinemen­t et la crise du Covid-19. Sorti promener son chien sur les coups de 19 heures, ce grand gaillard d’origine tunisienne dont la stature impose pourtant le respect, avoue avoir eu la peur de sa vie. Alors qu’il termine sa balade quotidienn­e, deux voitures noires vitres teintées surgissent, se mettent en travers de la chaussée, barrent la route au pied des deux barres d’immeuble du 155 route de Turin. « C’est le territoire des Blacks et des Rebeus, mais eux n’en sont pas. Ils sont quatre dans chaque caisse, tous en noirs, cagoulés et armés de AK-47. Ils me demandent de dégager... tout en m’assurant que je n’ai rien à craindre moi, qu’ils sont là pour que l’ordre revienne dans le quartier. J’avoue que je n’ai pas demandé mon reste... »

« Ça va re-péter »

Karim et ses voisins certifient que ces étranges rondes se sont produites plusieurs nuits durant.

Puis le confinemen­t a été décrété. Trêve forcée... qui n’a duré que le temps des mesures sanitaires d’urgence. Le « Yalta du deal » avait déjà vécu.

Si tout le monde, ici, aspire à retrouver un peu de sérénité, nul ne cherche de bouc-émissaire. Pas de « que fait la police ? » dans les flots de témoignage­s : « Que voulez-vous qu’elle fasse. Ces bandes sont bien mieux équipées qu’eux, à tous points de vue : armes, moyens de communicat­ion. Elles n’ont aucun scrupule. Les caméras qu’on installe dans le quartier ne résistent pas très longtemps. Parfois quelques heures seulement. » (lire page ci-contre)

Hier soir, l’annonce de la mobilisati­on d’une compagnie de CRS dans le quartier des Liserons a contribué à faire tomber la pression et à calmer les angoisses alimentée par la nuit blanche de la veille. Mais personne ne se fait d’illusion : « Ça va re-péter. Et pire qu’hier. Plus vite qu’on ne le croit : c’est écrit ! »

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Les forces de l’ordre étaient déjà intervenue­s en nombre jeudi après-midi dans la cité des Liserons après que des coups de feu ont été échangés. (Photo Eric Ottino)

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