Monaco-Matin

« De Gaulle avait une vision très longue de l’Histoire »

Spécialist­e des oeuvres de De Gaulle et de Churchill, l’historien François Kersaudy publie des textes et des réflexions d’un chef de l’État aux incontesta­bles dons de prophète

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MINARD (ALP)

Des réflexions de De Gaulle qui s’avèrent particuliè­rement troublante­s, tant elles annonçaien­t des faits à venir avec une précision déconcerta­nte. De Gaulle, stratège ou prophète ? Les deux, mon général !

Cinquante ans après sa mort, diriez-vous que le général de Gaulle était avant tout un stratège, un patriote, un visionnair­e ?

Je crois que c’est un mélange des trois ! Un mélange très peu commun, je dois dire, car nombre de stratèges ne sont pas visionnair­es et nombre de patriotes ne sont ni stratèges ni visionnair­es. Mais surtout, de Gaulle a hérité de la culture de son père et de l’ardeur de sa mère. C’est essentiel à savoir pour le comprendre.

Sur l’Algérie, sur l’Europe, sur l’Afrique, sur la Chine, ses écrits et ses analyses se révèlent d’une percutante actualité.

Cela vous inspire quoi ?

Le général de Gaulle faisait partie de ces gens – il y en a très peu – qui ont des intuitions de l’avenir. Churchill était comme lui : toute leur vie, ils ont prédit des choses qu’ils n’auraient pas dû connaître, et ils parlaient d’événements qui allaient se produire deux ans, cinq ans ou dix ans plus tard… En , à l’annonce de Pearl Harbor, de Gaulle déclare que la guerre est gagnée et qu’il faut désormais craindre une guerre entre les États-Unis et l’URSS – alors que les États-Unis ont la e armée du monde et que les Allemands sont aux portes de Moscou ! C’est tout de même une intuition fulgurante… Et si cette guerre n’aura pas lieu, c’est uniquement grâce à la bombe atomique, qui n’existait pas en . Quand on demandait au Général comment il pouvait annoncer la Guerre Froide avec vingt ans d’avance ou la Seconde Guerre mondiale au beau milieu de la Première, il répondait :

« C’est écrit sur le mur ! », ou bien : « C’est écrit dans le ciel ! ». Encore fallait-il savoir lire… J’ai consacré un chapitre à ses prophéties, et j’en ai trouvé . De Gaulle n’était pas un devin, mais il avait incontesta­blement des dons de prophète…

Parmi ces  prophéties recensées, quelles sont les plus marquantes selon vous ?

Ce que je trouve le plus impression­nant, c’est la précision dans les annonces : en avril , il déclare ainsi que les États-Unis seront contraints de se retirer du Vietnam dans dix ans ; et en avril  très exactement, les derniers Américains quittent Saïgon… Si vous prenez le putsch des généraux du  avril  à Alger, de Gaulle annonce : « Dans trois jours, ce sera fini ! » –etle  avril, le putsch s’effondre ! Regardez l’histoire du Concorde : en mars , en plein triomphe des premiers essais, de Gaulle demande à Pierre Messmer :

« Est-ce qu’il faut vraiment fabriquer en série des crocodiles empaillés qui finiront dans un musée ? » Trois décennies plus tard, les derniers Concordes, déclarés non rentables, rejoignent les musées…

Peut-on dire que son ambition pour la France l’emportait sur le bonheur des Français ?

Oui, il l’a dit lui-même :

« Il arrive souvent que les intérêts des Français ne coïncident pas avec ceux de la France. » Le Général considérai­t même que l’intérêt suprême de la France pouvait s’opposer à l’intérêt immédiat des Français. Il avait une vision très longue de l’Histoire et il calculait à dix ou vingt ans. Il avait aussi compris que les facilités de l’instant pouvaient compromett­re l’avenir – d’où son grand dédain pour les politicien­s traditionn­els qui, selon lui, ne poursuivai­ent que leurs intérêts limités. Il avait en fait une vision très monarchiqu­e de la politique, au sens où un seul devait prendre les décisions essentiell­es : « Délibérer est le fait de plusieurs, mais décider est le fait d’un seul ! ». Mais contrairem­ent à ses parents, il n’était pas du tout royaliste ; il appréciait certes le rôle des

« quarante rois qui ont fait la France » – avec une réelle admiration pour Louis XI et Louis XIV –, mais pour ce républicai­n, la royauté était dépassée. Par ailleurs, de Gaulle était un cyclothymi­que, qui pouvait faire des malheurs en perdant patience ; mais il savait s’entourer d’hommes dévoués et pondérés, comme Pléven, Diethelm, Catroux, Pompidou, Debré, Couve de Murville, Joxe et bien d’autres, qui jouaient souvent les amortisseu­rs et savaient lui éviter certains excès.

Pourquoi Roosevelt a-t-il tenté jusqu’au bout d’écarter de Gaulle ?

Roosevelt était convaincu que de Gaulle allait être un dictateur fasciste, il pensait que la France ne se relèverait pas du désastre de  et qu’il lui faudrait une tutelle des États-Unis pour la durée de la guerre. Jusqu’en , Roosevelt avait misé sur le maréchal Pétain, puis sur Darlan, et ensuite sur Giraud… De Gaulle, qui estimait que la France allait reparaître en sa personne, était un obstacle permanent aux affirmatio­ns de Roosevelt sur la disparitio­n de la France en tant qu’entité dans le concert internatio­nal. Par contre, si de Gaulle méprisait la politique de Roosevelt, il admirait le personnage, du fait du New Deal, de sa politique de réarmement, mais aussi de son courage face à la paralysie.

Comme expliquez-vous le fait que ce grand visionnair­e n’ait pas senti la volonté des Français

(DR)

de vivre autrement, qui s’est traduite par le mouvement de mai  ?

La volonté de vivre autrement, c’est une analyse a posteriori. De Gaulle a vu des jeunes, souvent des fils de bourgeois, qui s’en prenaient à la police et jouaient à la révolution. Quand il voyait même les enfants de ses ministres, qui étaient choyés, qui n’avaient connu ni la guerre, ni les privations, jouer à Jean Moulin ou à Che Guevara, en hurlant qu’ils allaient « pendre les derniers bourgeois avec les tripes des derniers capitalist­es », il ne comprenait plus. Que des jeunes Français célèbrent la révolution cubaine, promènent les portraits d’assassins de masse comme Mao, Trotski ou Staline, et exigent le niveau de vie des ouvriers chinois, cela le dépassait complèteme­nt ! D’autant qu’entre  et , l’effort de relèvement de la France avait été assez extraordin­aire. Mais à  ans, de Gaulle était gagné par la fatigue et le fatalisme en voyant ces Français qui voulaient tout et le contraire de tout, et prenaient fait et cause pour quelques étudiants fanatisés dont l’ambition semblait se limiter à hurler et à casser.

‘‘ Il savait s’entourer d’hommes dévoués et pondérés ”

‘‘ Un don pour motiver ses ministres et un intérêt constant pour l’administra­tion”

Quels sont les points communs des personnali­tés de De Gaulle et de Churchill ?

Un patriotism­e en acier trempé, des visions prophétiqu­es, un dédain de la politique politicien­ne, une vision longue de l’Histoire, pour le passé comme pour l’avenir, et une éloquence étincelant­e. Ce qui les opposait, c’était les intérêts divergents de leurs patries respective­s.

Par ailleurs, de Gaulle considérai­t que Churchill était un extraordin­aire lutteur de temps de guerre, qui s’intéressai­t assez peu à la gestion de son pays en temps de paix. De Gaulle, lui, était beaucoup plus polyvalent, avec un don pour motiver ses ministres et un intérêt constant pour l’administra­tion, l’économie, la culture et la vie quotidienn­e des Français. En fait, il savait embrasser toutes les facettes de la vie de son pays.

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François Kersaudy.

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