Fabrice Luchini retrouve la scène
Déconfiné, le comédien monte demain sur les planches de la salle Garnier de Monaco avec son nouveau spectacle, une galerie de portraits littéraires qu’il partagera avec le public.
Juste un instant, je suis à vélo, je m’arrête et je me mets à l’ombre. » Depuis la région des Baux-de-Provence, où il habite «de temps en temps pour travailler », Fabrice Luchini se prête à la conversation téléphonique. Dans une saison culturelle qu’on imaginait contrainte à l’annulation totale et dépourvue de vedette, son spectacle annoncé demain soir à la salle Garnier fait office de divine surprise en Principauté.
La star de l’été à Monte-Carlo aurait du être Céline Dion, ce sera finalement le comédien. La comparaison l’amuse : « J’adore Céline Dion, mais en intensité vocale, ils vont perdre, je ne fais pas le poids. » Lui, en matière de Céline, il est davantage Louis-Ferdinand, dont il a repassé les lignes du Voyage au bout de la nuit des années durant sur scène. Mais point d’évocation de Bardamu demain soir, Luchini seul en scène présentera en avantpremière sa nouvelle création, Conversation autour des portraits et autoportraits.
Un spectacle dans la lignée de ses célèbres lectures, où, cette fois-ci, il s’attardera sur des portraits littéraires de personnalités. Auquel il prêtera sa voix, son jeu et son talent.
Vous êtes déjà remonté sur scène depuis le déconfinement ?
Non, non, j’ai absolument tout arrêté le mars. Je jouais au théâtre de la porte Saint-Martin où nous avions réduit la jauge. J’allais ensuite commencer des spectacles au théâtre des Bouffes Parisiens, mais il y a eu le confinement...
Une appréhension particulière de retrouver le public dans ce climat sécuritaire et sanitaire ?
J’ai eu le privilège depuis presque quarante ans de jouer devant des salles très très pleines, alors ça va être une belle expérience de jouer devant une salle pleine d’intensité mais très clairsemée pour la distanciation sociale. Cela dit, ça ne me gêne pas de jouer devant des gens masqués. D’abord ils ne tousseront pas, c’est merveilleux (rires). Certains disent ‘’je ne veux pas jouer devant des gens masqués’’. Ce n’est pas mon cas, je m’en fous ! Sur scène, on ne sollicite ni la bouche, ni le nez des spectateurs, on les capte par l’oreille. Ce n’est pas nécessaire de voir le visage des gens pour sentir une salle, qui, à l’oreille peut frémir sur un mot, sur une rupture. Et puis le masque est une composante civique.
Si on a une chance de jouer en septembre à Paris, ce sera évidemment devant des gens masqués, il faut s’habituer. Nietzsche disait d’ailleurs :
« Tout esprit profond a besoin d’un masque. »
L’opéra Garnier est un lieu particulier, vous vous y êtes déjà produit une fois ?
Tout à fait, j’y ai joué à la fin des années , à la demande de la princesse Caroline, Voyage au bout de la nuit. Je me souviens même d’avoir dîné, après le spectacle, dans une pizzeria très simple avec le prince Rainier et la princesse Caroline.
Ça me touche de revenir sur cette scène, alors j’ai prévu un programme particulier.
Votre nouveau spectacle s’appuie sur des portraits littéraires en général, et ceux écrits par Jean Cau en particulier. Comment vous est venu cet intérêt ?
Jean Cau est un écrivain complètement oublié, qui s’avère être un génial portraitiste. Probablement le plus grand du XXe siècle. Il a vu tout le monde, de De Gaulle à Mitterrand. Mais je n’ai pas voulu prendre les personnages politiques sur lesquels il a écrit, plutôt les personnages littéraires de l’époque. Et surtout le patron de Gallimard, créateur de la NRF, Gaston Gallimard, qu’il comparait à un meunier tellement il avait le sens des affaires ! Ce sont ces portraits que je vais lire, celui de Cocteau, de Jean Genet. Et puis après du contemporain, avec un extrait du Lambeau de Philippe Lançon, qui décrit la chirurgienne qui l’a opéré fois après l’horreur de Charlie Hebdo.
Et, si l’ambiance est bonne, je ferais un petit cadeau, on verra…
Dans notre civilisation de l’image, c’est presque transgressif de faire la part belle aux mots pour décrire une personne ?
Aucune image, aucun film n’aura la puissance évocatrice d’un très grand portrait d’un génie littéraire. L’image n’est rien à côté du mot. Même si ce ne sont pas les mots qui sont géniaux, c’est le choix et l’agencement des mots. À la fin de mon spectacle, j’évoque d’ailleurs un portrait de Victor Hugo par Jean Cau, qui est parti d’une image. Il analyse la photo de Nadar, met la main sur l’oeil droit pour analyser l’oeil gauche et vice versa et il raconte ce qu’il voit de Victor Hugo. Et ce qu’il voit est colossal par rapport à ce que la photo montre. L’image est évidemment intéressante mais elle est impuissante par rapport aux mots.
L’époque l’oublie parfois ?
L’époque est totalement inférieure, totalement ridicule en évocation par rapport à la puissance littéraire. L’époque je la trouve très attendue, trop sérieuse, pas espiègle. Très grave, très morale. Il y a une régression géniale. Roland Barthe disait toujours : « L’image ne peut pas tout. » Quelqu’un qui a un génie de l’utilisation des mots vous fait partir beaucoup plus loin. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard, comme l’avait justement souligné Audiard, que tout art ait résisté à l’adaptation cinématographique de Voyage au bout de la nuit. Beaucoup ont essayé de mettre en image le chef-d’oeuvre de Céline mais personne n’y est arrivé. On ne peut pas mettre en image un visionnaire.
Plus que jamais vous vous sentez l’âme d’un passeur en remettant, cette fois en lumière, l’oeuvre oubliée de Jean Cau ?
Jean Cau, pour les gens âgés, c’est un vieux réac qui écrivait à ParisMatch. Ils se trompent. Il a été l’assistant de Sartre pendant neuf ans, il était dans la gauche la plus exemplaire et il en a eu marre de cette chapelle. Il a écrit des romans, dont un chef-d’oeuvre à mes yeux : Croquis de mémoire. C’est ce livre qui m’a donné envie d’organiser un nouveau spectacle autour de ces portraits.
C’est ma passion, c’est mon occupation, c’est mon métier. Depuis près de ans, j’ai cette chance que les théâtres soient complets chaque soir. Je dis ça sans vantardise, ça me touche beaucoup et j’espère pouvoir continuer. Personne ne sait si on va pouvoir rejouer normalement. Mais ce que je sais, c’est concernant les réservations de mes spectacles prévus cet automne, très peu de spectateurs ont demandé des remboursements. Le public attend de revenir. Nous sommes comme des Résistants.
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Ça ne me gêne pas de jouer devant des gens masqués”
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L’époque est trop sérieuse, pas espiègle”
Pendant le confinement, on vous a vu sur les réseaux sociaux, lire des Fables, c’était nécessaire pour votre équilibre ?
Il me fallait une discipline de travail et j’ai choisi cet auteur totalement majeur qu’est La Fontaine. C’était aussi un petit réflexe civique, car certains se sont tapés des confinements de trois mois dans de toutes petites pièces. Alors ma compagne a commencé à poster ces vidéos sur Instagram. Je suis content de l’avoir fait, j’ai eu de nombreux retours de personnes qui ont manifesté leur enthousiasme. Et puis ça m’a semblé, même si c’est un mot que je n’aime pas trop, un acte citoyen ! La veille du déconfinement, j’ai arrêté pour me mettre tranquillement à la préparation de ce nouveau spectacle.
Fabrice Luchini à Monaco à la salle Garnier, demain, vendredi 24 juillet, à 20 h 30. Tarif : 75 euros. Renseignements et réservations : montecarlolive.com et 00.377.98.06.36.36