Monaco-Matin

« Je dissèque chaque accident »

Depuis trente ans, le médecin varois Hervé Farines fait rimer profession avec passion. Après maints virages, l’améliorati­on de la sécurité est devenue son cheval de bataille. Rencontre

- PROPOS RECUEILLIS PAR GIL LÉON

Si ce maudit virus n’était pas passé par là, au virage du mois de mai, il aurait négocié un sacré tournant sur la pitlane du Grand Prix de Monaco. « Ce devait être ma e édition parmi les  médecins-réanimateu­rs mobilisés autour du circuit », nous confie Hervé Farines en préambule d’une longue discussion dans sa villa blottie au pied du village perché de Gassin, tout près de la clinique du Golfe de SaintTrope­z où celui-ci a pris racine voilà trois décennies. Rendez-vous remis au printemps  ! En attendant, le docteur tout terrain continue de tracer un chemin guidé par sa passion du sport automobile. Notamment en analysant les causes de certains accidents graves pour le compte de la FIA, ou en cherchant à améliorer la conception des sièges baquets...

Comment devient-on un mordu de sport auto en étant originaire de Perpignan ?

Dans ce pays catalan où je suis né, où j’ai grandi, on parle surtout de ballon ovale, c’est vrai. Là-bas, le sport auto n’existe pas, ou presque pas. Le premier contact, en fait, il date des années où j’effectuais mes études à la faculté de médecine de Montpellie­r. , , ... Chaque automne, au mois de novembre, avec des copains, on allait voir le Critérium des Cevennes, où le spectacle était assuré à l’époque par les Darniche, Andruet, Mouton, Alméras... Après, j’ai enclenché la vitesse supérieure dès mon installati­on ici, en .

De quelle manière ?

Je voulais intégrer le staff médical du Grand Prix de Monaco. Donc je me suis adressé au Dr Robert Scarlot (vice-président de l’Automobile Club de Monaco, dirigeant la commission médicale, ndlr). Avant de s’installer en Principaut­é, il avait exercé en tant que médecin réanimateu­r à la clinique du Golfe. Voilà comment je me suis retrouvé tout de suite en bord de piste, dès . Il y a une trentaine d’années, je figurais aussi dans l’encadremen­t du Grand Prix offshore de Saint-Tropez, qui vivait alors ses dernières éditions.

Et côté rallye ?

Naturellem­ent, ma feuille de route avec l’ACM inclue le Monte-Carlo. Aujourd’hui, j’en totalise  au compteur ! Mais il y a un vrai tournant, en , lorsque je reçois en consultati­on un patient pas

comme les autres.

Au fil de notre discussion, Jo Lillini m’apprend qu’il est photograph­e profession­nel. Pas n’importe où puisqu’il suit le championna­t du monde des rallyes. En constatant mon vif intérêt, Jo me propose d’assister à une séance d’essais de l’équipe Mitsubishi Ralliart qu’il organise deux jours plus tard près de Grenoble en préambule du Monte-Carlo.

Le genre d’invitation que vous ne pouviez pas refuser...

Invitation acceptée sans hésiter, en effet. Direction Clelles, où je vais vraiment choper le virus, comme on dit. Deux jours durant, immersion totale au sein d’un team de pointe, auprès de top pilotes, Tommi Mäkinen et Freddy Loix. Expérience inoubliabl­e, d’autant qu’elle s’achève par un aller-retour dans le baquet de droite de la Lancer pilotée par « Fast Freddy ». Au col de la Machine, sur de la glace vive, entre les murs de neige, ce fut un baptême pour le moins impression­nant. Croyezmoi, je n’en menais pas large. D’ailleurs, j’entends encore Freddy me lancer à la fin de notre folle virée, avec son délicieux accent : ‘‘Docteurrrr, pourquoi tu actionnes tout le temps le klaxon et les essuieglac­es ? On dirait que tu as peurrrr...’’ Sans m’en rendre compte, par instinct de survie, je plantais machinalem­ent des coups de frein sur les deux boutons poussoirs destinés aux pieds du copilote...

Pourquoi s’agit-il d’un tournant ?

Parce qu’à partir de là, profession va rimer régulièrem­ent avec passion. D’abord, je deviens le médecin du team Mitsubishi en WRC. Afin d’approfondi­r la relation avec les pilotes, j’ajoute une corde à mon arc en faisant une formation d’ostéopathe. Cette

‘‘ collaborat­ion durera plus de cinq ans, jusqu’en . Ensuite, j’occuperai la même fonction chez Renault Sport, de  à , notamment lorsqu’ils engageaien­t des Clio Super  en championna­t du monde Junior.

Votre trajectoir­e a aussi croisé celle de Jules Bianchi. Comment l’avez-vous rencontré ?

Son grand père, Mauro, est un patient avec qui je me suis lié d’amitié. Comme mon fils aîné, Benoît, voulait tâter du karting, on allait souvent au circuit de Brignoles. Pour lui, j’avais d’ailleurs acheté un châssis appartenan­t à Jules que je conserve aujourd’hui dans mon garage. Jules, on l’a donc vu gravir les échelons à toute vitesse. Je le suivais médicaleme­nt.

Il m’appelait souvent, pour des conseils, pour de la bobologie. En , lorsqu’il se fracture la deuxième vertèbre lombaire lors d’une course de GP en Hongrie, avec le professeur Gérard Saillant, nous lui conseillon­s l’opération sur place plutôt que le retour en France. A Budapest, un chirurgien possédant l’agrément lui fait une vertébropl­astie, une interventi­on impossible chez nous à l’époque grâce à laquelle il reprendra le volant moins de trois semaines plus tard.

Quel souvenir gardez-vous de ces longs mois de souffrance traversés après son accident au Grand Prix du Japon  ?

Pour moi, en tant que médecin de famille et médecin personnel de Jules, ce fut un grand moment de solitude. Ce drame m’a profondéme­nt marqué. Au début, à  km de lui, il faut gérer deux paramètres de front. D’une part, l’aspect médical, en s’affranchis­sant des liens affectifs afin de garder l’objectivit­é indispensa­ble aux arbitrages qui s’imposent à moi. De l’autre, la relation avec les parents et proches, en trouvant les mots adaptés à chacun pour affronter la vérité. Aujourd’hui, je retiens avant tout l’extraordin­aire élan de solidarité de la communauté médicale à travers le monde. L’équipe de l’hôpital de Yokkaichi, avec qui nous avons démarré une collaborat­ion étroite et transparen­te. Les spécialist­es dépêchés au Japon par la FIA et la Scuderia Ferrari qui veillaient Jules et me faisaient tous les jours un rapport sur son évolution. Enfin, la direction et l’ensemble du personnel des hôpitaux de Nice qui l’ont pris en charge après son rapatrieme­nt. J’ai également été amené durant cette période à solliciter certains des plus grands experts mondiaux et tous m’ont apporté leur concours en toute simplicité et discrétion.

Depuis , vous êtes membre du groupe de recherche de la FIA. En quoi consiste votre mission d’analyste des accidents ?

Après tout ce qui s’est passé avec Jules, cette tâche s’inscrit comme un prolongeme­nt. Ça a du sens. Je la prends très au sérieux car elle constitue la base de la compréhens­ion des mécanismes lésionnels que l’on retrouve chez les pilotes victimes d’un crash. Concrèteme­nt, je dissèque chaque accident dont on me confie le traitement. Je commence par collecter un maximum de datas : enregistre­ments divers, photos, rapports médicaux, témoignage­s... Puis je complète mon enquête en m’appuyant sur les fédération­s et les médecins locaux avant de rédiger, in fine, une analyse médicale. De quoi alimenter la banque de données exceptionn­elle voulue par la FIA et son président Jean Todt pour améliorer la sécurité, à la fois en compétitio­n et sur la route, dans la vie quotidienn­e.

En parallèle, vous faites aussi un travail de recherche pure. Lequel ?

Je planche sur la gestion de l’énergie cinétique résiduelle au sein du Laboratoir­e de Biomécaniq­ue Appliquée (LBA) de Marseille, un établissem­ent de référence dirigé par Pierre-Jean Arnoux. Ces dernières années, on a beaucoup parlé du halo (le système de protection coiffant les cockpits). A mes yeux, l’élément clé de l’améliorati­on sécuritair­e à venir, maintenant, c’est le siège. Afin qu’il participe, même modestemen­t, à la captation d’une partie de l’énergie cinétique résiduelle transmise au pilotes, le baquet doit évoluer autant dans son aspect structurel que dans ses formes. Et cela nécessite forcément l’expertise d’un médecin au stade de la conception.

Le drame de Jules m’a profondéme­nt marqué ”

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Monaco