Monaco-Matin

« Pour contrer l’échec, il faut renverser la culture scolaire ! »

Pour lutter contre l’échec scolaire, fruit d’une institutio­n devenue « rigide et intolérant­e », Juliette Speranza, ex-enseignant­e, milite pour une révolution dans la prise en charge des élèves

- PROPOS RECUEILLIS PAR SAMUEL RIBOT / ALP

Alors que près du quart des enfants scolarisés est en échec, Juliette Speranza, ancienne professeur­e des écoles et de philosophi­e au lycée, qui vient de publier « L’échec scolaire n’existe pas ! » (1), plaide pour une approche qui favorise l’autonomie et s’appuie sur les forces et les compétence­s propres à chaque enfant.

Selon vous, l’échec scolaire n’est pas le fait des élèves, mais de l’institutio­n. Pourquoi ?

Lorsqu’on parle d’échec scolaire, on évoque un phénomène qui concerne l’individu. Or, je suis, au contraire, convaincue que l’échec scolaire résulte d’une incompatib­ilité entre un système et la formidable diversité des élèves. Chaque profil d’élève recèle des talents que le système existant ne permet pas de mettre en valeur. Les rares enseignant­s qui essaient d’aller chercher ces compétence­s sont ensevelis sous les programmes, les normes et les procédures qui ne laissent pas de place à la détection et à l’accompagne­ment des compétence­s de chacun. Nous sommes pourtant dans une situation d’urgence qui nécessite de renverser cette culture scolaire qui prévaut depuis des siècles.

Pour prendre en compte ces différence­s de profil, vous défendez le concept de « neurodiver­sité ». De quoi s’agit-il ?

C’est un concept qui promeut l’égalité des intelligen­ces, qui accorde la même valeur à tous les individus et à toutes les manières de fonctionne­r. Aujourd’hui, face à un système unique qui promeut un seul type d’intelligen­ce, on peut être discriminé pour de toutes petites choses : ne pas regarder son interlocut­eur dans les yeux, être trop agité ou être soudain frappé de mutisme au cours d’un échange. Ce type de réaction, qui demande simplement un accompagne­ment différent, peut être source de discrimina­tion dès le plus jeune âge et influer sur le parcours scolaire des enfants.

Avec le risque de décrocher de l’enseigneme­nt ?

On dit beaucoup que l’école perpétue les inégalités sociales. Je dirais qu’elle crée des inégalités cognitives. Prenez deux personnes qui ont des intelligen­ces différente­s : celle qui s’approchera le plus de la norme voulue par l’institutio­n scolaire aura de bons résultats, tandis que l’autre, même si elle est tout aussi capable, aura des difficulté­s tout au long de sa scolarité. Cela vaut pour l’enfant qui arrive à la lecture un peu plus tard que les autres ou qui souffre de troubles de l’attention, comme pour l’enfant à haut potentiel. Ce qui est grave, c’est qu’on va dramatiser ces traits et envoyer ces enfants vers des structures médicopsyc­hologiques ou des classes spécialisé­es, alors qu’il faudrait au contraire travailler à les garder au sein des classes. Cela demande bien sûr d’autres moyens humains, des effectifs plus réduits et une tout autre philosophi­e.

Justement, avons-nous les moyens et la volonté de transforme­r notre système éducatif ?

C’est une question d’ordre culturel. Les enseignant­s, les parents comme les pouvoirs publics désirent tous la réussite des élèves, mais nous sommes imprégnés de préjugés, de réflexes et de normes qui font qu’au lieu de nous intéresser à l’accompagne­ment des élèves, on est dans l’obsession des programmes, qu’il faut absolument achever, quitte à laisser des enfants au bord de la route. Cette pression sur les enseignant­s est énorme, surtout en primaire, et ne laisse aucune place à l’accompagne­ment des enfants.

Dyslexique­s, dysorthogr­aphiques, haut potentiel, enfants atteints de troubles de l’attention : nous identifion­s aujourd’hui les élèves dits différents, mais peinons à les prendre en charge, regrettez-vous…

Plutôt que de favoriser la mise en place de nouvelles méthodes pour aider ces élèves, on a l’impression que l’institutio­n commence par se défausser de sa responsabi­lité en collant des étiquettes à ces enfants, afin de pouvoir justifier leur échec. C’est ce que j’appelle la ségrégatio­n cognitive, avec d’un côté ceux qui parviennen­t à coller aux exigences de la norme, et de l’autre ceux qui ne peuvent pas rentrer dans le système proposé, mais dont l’étiquette permettra de considérer que c’est plus ou moins normal.

Alors que certains profils ont des potentiels inexploité­s…

En effet. Par exemple, de nombreuses études montrent que les dyslexique­s ont de bien meilleures compétence­s visio-spatiales, comme l’appréhensi­on des trois dimensions ou de l’orientatio­n. De la même manière, les enfants atteints de troubles de l’attention sont souvent extrêmemen­t créatifs. Ces compétence­s-là ne sont jamais valorisées, alors même que les reconnaîtr­e aiderait ces enfants à s’épanouir au sein de leur environnem­ent et de leur classe.

Mais cela ne demande-t-il pas beaucoup de temps et d’efforts ?

Peut-être, mais songez au temps et aux efforts déployés par les enseignant­s pour faire respecter la norme par ces élèves. On a par exemple depuis longtemps prouvé que certains élèves qui gribouille­nt pendant le cours sont en fait en train d’écouter leur professeur. Il s’agit juste d’une forme de concentrat­ion que la norme refuse et que l’enseignant s’épuise à essayer d’interdire. Je crois que la souplesse peut permettre de passer moins de temps sur la discipline. Parce que les enfants ont une réelle soif d’apprendre, pour peu qu’on les écoute.

Il est essentiel, selon vous, que les enfants perçoivent l’école comme un droit et non comme un devoir. Qu’est-ce que cela changerait ?

Tout ! La relation à la connaissan­ce n’est pas la même si on vient à l’école parce que c’est un droit, une opportunit­é qui nous est offerte, ou s’il s’agit d’un devoir, avec l’obligation de se conformer à une norme et de supporter une dimension culpabilis­ante sanctionné­e par une note. Cette différence d’approche conditionn­e totalement la manière dont les élèves vont appréhende­r l’école.

« L’évaluation est la génitrice de l’échec scolaire », écrivez-vous. Quels sont les dangers de cette culture de la note et de la performanc­e, et comment en sortir ?

Pourquoi noter des enfants qui viennent à l’école pour acquérir des connaissan­ces et se développer ? A la limite, c’est l’école qu’il faudrait noter ! La notation rejoint l’idée que les enfants n’auraient pas spontanéme­nt envie d’apprendre. Or, c’est totalement faux, il suffit de les regarder. Malheureus­ement, les élèves ne voient plus que la note. Et cela contribue à les éloigner de l’école puisqu’on leur dit : « Si tu ne sais pas, tu vas avoir une mauvaise note, tu rateras des études et donc tu auras des difficulté­s à trouver du travail. » En faisant peser cette menace, en niant les vertus de l’échec dans le processus d’acquisitio­n des connaissan­ces, on détourne complèteme­nt le sens de l’apprentiss­age. 1. Editions Albin Michel, 253 pages, 19

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(Photo ALP) Juliette Speranza est également présidente de l’associatio­n « Neurodiver­sité-France ».

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