Un espace pour les gens qui doutent
Prix Goncourt des lycéens pour L’Art de perdre en 2017, l’auteure de trentequatre ans livre, avec Comme un empire dans un empire, un grand roman sur l’action politique et le désenchantement de sa génération.
De la précision, de la sensibilité, du mordant. Alice Zeniter a raflé le Goncourt des lycéens pour L’Art de perdre, en 2017, le Renaudot des lycéens pour Juste avant l’oubli, en 2015, ou le prix du Livre Inter pour Sombre dimanche, en 2013, et elle ne va probablement pas s’arrêter là. Dans Comme un empire dans un empire, la romancière brosse un portrait incisif de la société qui l’entoure. De la façon dont on peut vivre un engagement politique en 2020, face à des systèmes et des technologies qui nous avalent toujours un peu plus. De celles et ceux de sa génération aussi, nés dans les années 1980, qui naviguent entre totale désillusion et sursaut d’idéaux. « Je me suis posé énormément de questions sur l’engagement politique au moment de la rédaction de L’Art
de perdre. Je me demandais ce qui fait que, quand on est confronté à un mouvement naissant, on passe à côté, on s’oppose ou on s’identifie », souligne celle qui est aussi dramaturge et dont les écrits sont régulièrement animés de questions sociales. « Quand le mouvement des Gilets jaunes arrive, évidemment je me repose ces questions, parce qu’on a rapidement différents récits là-dessus, sur qui sont ces gens. Des fachos ? La France pauvre, périphérique et étranglée ? Des gens qui ont des ambitions électorales et s’en cachent ? La France “qui roule au diesel et fume des clopes” ? »
Classe pivot
« Je m’interrogeais aussi sur la manière dont les trentenaires, quadragénaires d’aujourd’hui vivent l’engagement politique. Ce n’est pas la même
chose que pour les baby-boomers ni que pour les ados de maintenant. J’appartiens à une génération pivot qui a vu s’effondrer des tas de paradigmes selon lesquels on pensait la société française. Que le progrès serait réalisé grâce à la croissance, que chaque génération vivrait mieux que celle qui la précédait… »
Son engagement à elle : ses livres.
« Si on écrivait tous des livres, la militance politique n’irait pas bien loin, il faut des formes d’actions différentes. Mais le fait de choisir ce que l’on raconte, de donner une place à des personnages qui ne soient pas que des bourgeois, que des blancs, que des puissants, c’est un acte politique. »
Partant de là, Alice Zeniter raconte Antoine, un assistant parlementaire de gauche, sensible au combat des Gilets jaunes et déçu par « l’obsession communication » de l’élu qui l’emploie. Nous embarque avec L., une hackeuse fascinée par les lanceurs d’alerte, en croisade contre les haters. Évoque aussi une militante féministe ou un propriétaire qui accueille une petite communauté
sur son terrain. Des personnages « qui ne sont pas des héros canoniques, qui n’ont pas de quoi renverser un monde à eux tout seuls ». Les figures de Comme un empire dans un empire ne sont plus dupes, elles sont lassées, effrayées, mais tentent, à travers le collectif notamment, d’agir à hauteur d’homme et de femme. « Quand arrive la désespérance, suggère Alice Zeniter, quand on se dit qu’on ne peut rien contre une opposition trop grande pour soi, reste la possibilité de travailler à plus petite échelle. Comment puis-je faire attention à mes amis, aux personnes fragiles autour de moi ? Ça n’a l’air de rien mais c’est un travail qui peut être constant. La relation avec nos intimes, c’est déjà une belle action politique. »
Polar et dark web
Alice Zeniter raconte aussi des gens qui doutent. Et on se dit, au fil de ces quatre-cents pages, que le roman est peut-être le dernier espace où l’on peut encore rencontrer quelqu’un qui répond : «Ce n’est pas si simple » ou « Je ne sais pas ». « C’est vrai qu’en opposition au temps médiatique, aux paroles d’experts, aux éditos où l’on demande aux gens d’avoir une opinion, le temps du roman permet d’apporter de la nuance. De créer des personnages qui soient plusieurs choses. Et ce n’est pas grave parce qu’on n’a pas à juger. On n’a pas à se prononcer pour ou contre à la fin du livre. »
Achevant celui-ci, on note en revanche qu’on a aussi lu une enquête, un polar, un roman d’amour. « L’histoire de la littérature est tellement vaste, en piochant partout, on a une boîte à outils formidable, confirme l’ancienne élève de l’École normale supérieure. Étudiante, je
continuais à lire Stephen King et à trouver que c’était un immense écrivain. Ici, j’avais envie de m’emparer des trucs d’espionnage, de roman noir. L’idée, c’est aussi de montrer que la politique n’est pas que l’affaire de gens qui en vivent ou de gens qui crient dans la rue jusqu’à s’enrouer la voix. La politique, c’est aussi une part de vie intime, pleine d’affect. »
‘‘La politique n’est pas que l’affaire de ceux qui en vivent”