Monaco-Matin

Bibliothéc­aire d’Auschwitz « de la tragédie à l’utopie »

Dita Kraus, 91 ans, est au coeur de livre de l’Espagnol Antonio G. Iturbe, publié, en français, chez Flammarion. Ou comment, déportée à treize ans, elle a sauvé huit livres dans le block des enfants

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCK LECLERC fleclerc@nicematin.fr

Ce n’était qu’une enfant. Arrêtée à Prague et déportée à treize ans, en même temps que ses parents. Dita Kraus a survécu aux camps de la mort. Sauvée à Bergen-Belsen en avril 1945 par l’armée britanniqu­e, après l’enfer d’Auschwitz. Là, dans le bloc 31 réservé aux mineurs, elle a réussi à cacher huit livres, transmetta­nt au péril de sa vie ces fragments d’humanité interdits. Bien avant la publicatio­n de ses propres mémoires, Dita Kraus a raconté son incroyable histoire à l’auteur espagnol Antonio G. Iturbe, dont le livre à succès, sous le titre La Bibliothéc­aire d’Auschwitz, paraît en français aux éditions Flammarion.

En français, une façon d’étendre la portée de votre témoignage ?

Je n’avais pas été informée, j’ai découvert la traduction française dans la vitrine d’un libraire. J’en suis heureuse, j’ai même appris que le livre serait bientôt traduit en huit langues.

L’auteur s’est « inspiré » de votre vie. Y a-t-il une part de fiction ?

Il m’a rencontrée pour une longue interview, puis a écrit ce livre autour de mon histoire. Tout ce qui me concerne est donc vrai. L’exact reflet de ce que j’ai vécu. Il a juste mêlé son imaginatio­n à mon témoignage. J’ai moi-même publié mes mémoires récemment.

Tout repose sur ces huit livres que vous avez réussi à dissimuler à Auschwitz…

Je n’avais pas du tout l’intention d’en faire un livre. Mais il se trouve que j’ai rédigé un article dans lequel j’évoquais les principaux événements de ma vie. Pour mon fils et pour mes petitsenfa­nts. Et en anglais, afin qu’ils puissent le lire ; ils ont grandi en Israël, mais ma maîtrise de l’hébreu n’est pas suffisante. Mon mari, Otto Kraus, était un auteur. Un jour, son éditeur tchèque m’a demandé si j’écrivais aussi, de mon côté. J’ai répondu que j’avais un peu travaillé sur mes mémoires. Il m’a proposé de lui envoyer une ébauche et a conclu que cela pourrait faire l’objet d’un livre. Et maintenant, ce livre, il existe.

Les livres ont été au coeur de toute votre existence…

C’est vrai. Je lis en permanence. Pour moi-même comme pour mes petits-enfants. Je ne m’arrête jamais. En revanche, l’âge venant, je choisis avec plus de rigueur. Je n’ai plus de temps à perdre avec des textes médiocres. Dernièreme­nt, j’ai lu un livre passionnan­t sur la musique, par

Oliver Sacks, et un roman de mon auteur favori, Meir Shalev.

Dans le camp, c’était plutôt H.G. Wells ou Sigmund Freud.

Et six autres dont j’ai fini par oublier les auteurs. Je n’avais pas de lien particulie­r avec ces livres, qui sont simplement ceux que nous avions réussi à sauver. Ils n’étaient absolument pas destinés aux enfants.

Comment vous les étiez-vous procurés ?

Quand les convois de déportés entraient dans le camp, des femmes chargées de trier les bagages parvenaien­t de temps à temps à mettre un livre de côté. Qu’elles faisaient passer en secret jusqu’au baraquemen­t des enfants. Les nouveaux arrivants étaient conduits vers les chambres à gaz, tout ce qu’ils avaient réussi à emporter avec eux étant déballé au pied du train. Des montagnes de nourriture, de vêtements, de chaussures. Et donc, ces quelques livres que j’ai cachés pendant tous ce temps. En imaginant un stratagème pour que personne ne les trouve lors d’une inspection dans le block. J’avais trouvé un moyen pour les faire disparaîtr­e à la moindre alerte.

Le sort des enfants n’était pas aussi épouvantab­le que celui des adultes, selon vous. Quel était le quotidien ?

Deux fois par jour, les prisonnier­s devaient se rassembler dans la cour pour y être comptés. En rangs, et par tous les temps, qu’il pleuve ou que le vent soit glacial. Trente-deux blocks, des milliers et des milliers de personnes dans le camp ; cela prenait un temps fou. Nous, les enfants, avions au moins un privilège : le commandant avait donné son autorisati­on pour que nous soyons comptés à l’intérieur des blocks, pas dehors.

Ce qui ne vous empêchait pas de voir la mort tout autour ?

Chaque matin, les prisonnier­s qui étaient morts dans la nuit étaient alignés à la tête de leur block. Des groupes d’hommes devaient se charger de collecter les corps et de les emmener au crématoriu­m. Heureuseme­nt, je n’ai pas vu d’enfants mourir.

Vous avez été confrontée à Josef Mengele. Quelle image gardezvous de « l’Ange de la mort » ?

Je me rappelle chacun des mots qu’il a prononcés ce jour-là. C’est évidemment un moment très particulie­r de mon existence : si je n’avais pas menti sur mon âge, je ne serais plus là. On nous avait demandé de nous réunir dans un block et de nous dévêtir. Nous devions passer devant lui un par un, complèteme­nt nus, il nous scrutait et décidait si nous étions assez forts pour travailler.

Quand votre tour est arrivé ?

J’ai donné mon numéro. 73 305. Et j’ai menti sur mon âge, puisqu’il fallait avoir seize ans pour espérer travailler. J’ai dit aussi que j’étais peintre. Mengele m’a demandé :

« Peintre en bâtiment ou portraitis­te ? » J’ai répondu portraitis­te. Et lui, en allemand bien sûr : « Pourriez-vous faire mon portrait ? » Jawohl… Il a pointé son doigt en direction de la sortie réservée à ceux qui pouvaient travailler. Et je n’ai plus jamais entendu parler de cette histoire de portrait.

Et vos parents ?

J’ai perdu mon père à Auschwitz. Sans pathologie, l’épuisement et la faim l’ont empêché, un matin, de se lever. Ma mère est morte deux mois après notre libération de Bergen-Belsen. Nous devions rentrer à Prague, elle n’en a pas eu le temps. Elle est tombée malade et s’est éteinte en deux jours.

Votre souvenir de la liberté ?

Des milliers de personnes se tenaient dehors, à attendre, beaucoup étant mourants. La plupart des SS s’étaient enfuis, nous abandonnan­t sans nourriture et sans eau. Quand les soldats britanniqu­es sont arrivés pour nous rendre notre liberté, personne n’a sauté de joie parce que personne n’en avait la force. Nous n’étions pas en mesure de ressentir quoi que ce soit.

Combien d’entre vous ont-ils survécu ?

Je n’en ai aucune idée. Je sais seulement qu’il y avait à BergenBels­en énormément de tombes, et dans chacune plusieurs milliers de corps.

Vos parents étaient juifs. Le saviez-vous, à l’époque ?

Je l’avais appris à l’âge de huit ans. Ma famille ne vivait absolument pas dans la tradition. Aucune célébratio­n à la maison. Je n’avais jamais entendu parler de judéité, je prenais la vie comme elle venait. Avec insoucianc­e. Ce n’était pas un sujet, tout simplement.

L’antisémiti­sme n’a pas disparu. Certains nient encore la réalité de l’Holocauste.

Cela me met hors de moi. Que dire à ces gens ? Regardez ce tatouage, sur mon bras ? J’ai

‘‘ Mengele m’a demandé son portrait”

‘‘ Accepter l’autre, sans haine”

perdu là-bas mes parents, mon grand-père, mes oncles, mes cousins. Je me suis retrouvée seule au monde. Comment cela serait-il arrivé ?

Pourquoi avoir passé le reste de votre vie en Israël ?

Je me suis mariée très tôt avec Otto Kraus, un ancien enfant d’Auschwitz. J’avais vingt quand nous sommes partis pour Israël. Il voulait travailler dans l’agricultur­e et a rejoint une ferme pendant deux ans. Le communisme nous a empêchés de retourner à Prague.

Y avez-vous trouvé la sérénité ?

Personnell­ement, non. Nous avons eu trois enfants, j’ai perdu deux d’entre eux. Notre fille est tombée malade à huit ans, je m’en suis occupée durant douze ans en sachant qu’elle allait mourir. Sa disparitio­n a brisé le coeur de mon mari. Notre vie a été difficile. Aujourd’hui, je rencontre des jeunes dans les écoles, les lycées. Je parle du passé, je réponds aux questions. En insistant surtout sur la nécessité d’accepter l’autre comme il est, sans haine.

Le conflit israélo-palestinie­n s’enlise. Avez-vous de l’espoir ?

D’esprit libéral, je voudrais que les Palestinie­ns aient leur propre État et qu’ils puissent vivre en paix au côté des Israéliens. Mais c’est peut-être utopique. Malheureus­ement, je ne crois pas le voir un jour.

La Bibliothéc­aire d’Auschwitz, Flammarion, 19,90€

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