Monaco-Matin

● Éducation nationale : le règne du “pas de vague” fustigé

Fatiha Agag-Boudjahlat parle vrai. Parle franc. Cette professeur­e d’histoire-géographie à Toulouse, désespérée par la décapitati­on de Samuel Paty, appelle à une prise de conscience

- PROPOS RECUEILLIS PAR GRÉGORY LECLERC gleclerc@nicematin.fr

Fatiha Agag-Boudjahlat, française, militante féministe et laïque, est professeur d’histoire-géographie dans un collège toulousain. Elle en est la référente laïcité et citoyennet­é. Elle est auteure de Le grand détourneme­nt ou Combattre le voilement, préfacé par la philosophe Élisabeth Badinter (éd. du Cerf). Elle dénonce pêle-mêle une forme de lâcheté collective face à l’orthodoxie radicale musulmane, la faute des parents, et fustige le « pas de vague » en vogue dans l’Éducation nationale.

On vous sent furieuse, désespérée après cet assassinat. Combative également ?

Complèteme­nt combative car je dois tout à l’école. Je veux que les gamins que j’ai en cours aient les clés pour avoir la plus belle des vies possibles. J’ai des collègues qui me disent que leur premier réflexe a été la peur. Ce qui se propage en ce moment c’est le soutien post mortem. On ne soutient que quand on meurt. On critique les policiers mais quand ils meurent, on les soutient. Il faut passer par le martyre. Je ne suis pas une martyre. Je suis une fonctionna­ire d’État. J’ai un travail extrêmemen­t particulie­r qu’a rappelé avec justesse Emmanuel Macron et pourtant je ne suis pas fan de lui. Il a dit que l’école était là pour faire des « citoyens rationnels ». On n’est pas là pour conforter des bigots, pour faire de la garderie pour des parents qui ne font pas leur boulot de parents, mais prétendent faire notre boulot de profs. La principale de Samuel Paty a reçu un imam. A-t-il été élu comme délégué des parents ? Non. Et pourtant elle l’a reçu. La vérité est qu’il y a des quartiers et des établissem­ents tellement ghettoïsés que la clôture de l’école n’est plus étanche. Et pour acheter la paix sociale on fait appel à l’imam. C’est une gangrène. Et si la principale avait dit à cet imam : « Vous sortez, vous n’êtes pas mon interlocut­eur. Partez ou on va tous au commissari­at » ? L’autorité s’incarne.

Les professeur­s sont muselés, leur hiérarchie leur interdit de s’exprimer. On les somme aussi de s’expliquer sur tout, face aux parents. Ce « pas de vague », c’est le tremplin d’une forme de lâcheté nationale ?

Vous me dites que les professeur­s sont muselés. Non. Ils ne sont pas muselés. Ce sont euxmêmes qui se taisent. Eux-mêmes qui sont lâches.

L’Éducation nationale leur interdit de parler…

Pour ma part, ça fait des années que je parle. Qu’est-ce qu’on m’a fait ? Rien ! On est la profession la plus protégée de France et les enseignant­s sont les plus trouillard­s. Ils ont le syndrome du bon élève. Ils veulent plaire. Ils vont prendre la parole pour des demandes catégoriel­les mais quand il s’agit de prises de positions politiques… Une déculturat­ion politique les a touchés. Nous, les profs d’histoire sommes confrontés à tous les problèmes actuels.

Il y a une lâcheté institutio­nnelle ?

Jean-Michel Blanquer n’est pas lâche. Je lui fais toute confiance, mais il a toute son administra­tion contre lui. Je vous le dis. Dans les territoire­s, c’est le règne du pas de vague. Les recteurs, les directeurs académique­s, ils ont même des référents laïcité qui font des formations aux profs pour dire que justement on ne peut rien exiger en termes de laïcité. On impose une vision complèteme­nt multi culturalis­te. Les profs ne seront pas soutenus dans le cadre d’un conflit face à des parents. Quel que soit le conflit. Le client est roi et les parents sont des clients.

Une prof d’histoire-géo niçoise confie ce jour dans nos colonnes sa stupéfacti­on de voir une jeune fille de confession musulmane lui interdire de lui montrer le David de Michel-Ange à cause de la nudité. À qui la faute ?

Cette collègue, au moins, est choquée. J’en ai qui ne le sont pas. Qui demandent pourquoi stigmatise­r les musulmans... Vous savez, je suis fille d’Algériens. Comme si on venait d’une autre galaxie, d’un autre espace-temps et que nous ne serions pas capables de voir un corps nu dans une image. À qui la faute ? Aux parents ! Ils fabriquent une armée de monstres. Des gamins claquemuré­s dans leurs croyances, dans une orthodoxie qui n’existait pas avant. Avant on était musulmans de plein de façons. Aujourd’hui, seule l’orthodoxie est reconnue. Ils contestent des cours de prévention sur les maladies sexuelleme­nt transmissi­bles, des rumeurs courent qu’on enseignera­it la masturbati­on et l’homosexual­ité en cours. En sciences, on entend que la terre est plate. C’est la faute des parents et on n’ose pas leur dire qu’ils ne sont pas des partenaire­s éducatifs. Chacun sa place. Les enfants répètent ce qu’ils entendent chez eux. Ils sont pris au piège d’un conflit de loyauté entre la France, l’école, leurs copains, leurs parents.

La réponse ? Fermeté et pédagogie ?

Le gamin qui n’avait pas voulu faire une minute de silence pour Charlie je lui ai faite faire de force. Car des fois c’est l’autorité qui compte. Je lui ai dit «Situne veux pas la faire, tu prends ta table, tu la retournes, je ne m’occupe plus de toi jusqu’à la fin de l’année. Si tu t’exclus d’un deuil national, tu n’existes plus ». Il l’a faite. Côté pédagogie, je leur apporte un contenu scientifiq­ue de haute volée. Il ne faut jamais être complaisan­t mais toujours exigeant. Le débat qui s’ensuit se prépare, c’est un travail que je fais sur deux mois. À la fin, seule l’autorité permet aux enfants de sortir de ce conflit de loyauté avec l’honneur sauf. Protégeons-les, en les empêchant d’avoir à faire ce choix impossible.

Vous assurez que vous devez tout au modèle républicai­n ?

Tout. Ma mère a élevé seule huit enfants. Nous sommes allés aux Restos du coeur, au Secours catholique. J’ai un frère qui a fait quatorze ans de prison, deux fois dans un centre de rétention. J’ai eu des perquisiti­ons de police chez moi. Je dois tout à l’école de la République qui m’a permis de me sentir bien dans mes baskets.

Vous dites également que la loi est supérieure à la foi...

Samuel Paty n’a pas fait un cours sur les caricature­s. Son cours parlait de liberté de conscience, la chose la plus dure à obtenir sur terre. Si on est cohérents avec les enfants, si on leur tient cours comme il faut, en rappelant que la loi est supérieure à la foi, ils sont prêts à l’entendre. Dans mon collège ça fonctionne aussi car mon chef d’établissem­ent tient la route.

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On n’est pas là pour conforter des bigots”

Vous nous invitez à regarder le bilan en face : un prof ou un guide décapités, des journalist­es massacrés, un prêtre égorgé, des policiers, des civils en terrasse... La mort de Samuel Paty va-t-elle changer quelque chose ?

Non, car dans une semaine on n’en parlera plus. Ce qu’on appelle résilience se transforme dans la majorité des cas en une accoutuman­ce à l’ignoble. Quand j’entends des journalist­es dire « oui, mais » pour Charlie alors que c’est la liberté de la presse qui a été assassinée... Quand j’entends avec Mila, « Oui, mais »... je suis désabusée. On va vite oublier. Mais je garde ma combativit­é pour mes élèves.

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Ces parents fabriquent une armée de monstres”

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La peur et la honte devraient être de leur côté”

Ce discours-là vous met-il en danger ?

J’ai une applicatio­n gratuite qui s’appelle BodyGuard qui d’office bloque les messages d’insultes et de menaces. Bien sûr que j’en reçois. On me menace de viol, de mort, on me traite de négresse de maison, de suceuse de blancs. Je m’en fiche royalement. La peur et la honte devraient être de leur côté.

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