Alexandre Dumas et... les cigares de Monaco
À l’occasion du cent-cinquantenaire de la mort de l’écrivain, nous évoquons ses étonnants points de vue économiques sur la Principauté
Alexandre Dumas est mort il y a cent cinquante ans, le 5 décembre 1870.
La Côte d’Azur a reçu deux fois la visite de l’auteur des Trois mousquetaires et du Comte de Monte-Cristo. (Voir les pages Histoire de NiceMatin du 6 décembre).
À la suite de sa venue à Monaco en 1835, l’écrivain fait dans son récit « Une année à Florence » une étonnante analyse de la vie économique de ceux qu’il appelle les « Monacois ». Ce témoignage a de quoi surprendre les historiens. Nous avons demandé l’avis de l’un d’eux, Thomas Fouilleron (lire cicontre).
« La douane du Prince »
Voici Alexandre Dumas. Imaginez un personnage d’à peine plus de trente ans déjà bedonnant, joufflu, débordant d’idées et de cheveux, parcourant notre région en diligence. Il voyage en compagnie du dessinateur Louis Jadin, qui illustrera son récit et de sa future femme, la comédienne Ida Ferrier, 24 ans. À cette époque, le prince de Monaco est Honoré V. La Principauté est entourée par le Royaume de Piémont-Sardaigne, le comté de Nice n’étant pas encore français. « La Principauté de Monaco s’annonce au voyageur par une ligne de douanes, écrit Alexandre Dumas… La douane du prince perçoit deux et demi pour cent sur les marchandises, et seize sous sur les passeports. Or, comme Monaco est sur la route la plus fréquentée d’Italie, cette double contribution forme la partie la plus claire de son revenu… Le prince Honoré V est né pour la spéculation, quoique toutes les spéculations ne lui réussissent pas, témoin la monnaie qu’il a fait battre en 1837 et qui s’use tout doucement dans sa principauté, attendu que les rois, ses voisins ont refusé de la recevoir. Les autres industriels se font ordinairement payer ce qu’ils font ; le prince de Monaco se fait payer ce qu’il ne fait pas, voici la chose... »
Intervient alors, dans le récit de Dumas, une étrange description de la… culture du tabac à Monaco !
« Parmi les choses que le roi Charles-Albert a en antipathie, nous avons au premier rang le tabac à fumer et le tabac en poudre… Le prince résolut d’en tirer parti. Il fit planter force tabac, et annonça pour l’année suivante des cigares à un sou, qui, vu l’heureuse position du terrain, vaudraient ceux de la Havane. Cette annonce mit en émoi toutes les contributions indirectes sardes. Le roi Charles-Albert vit ses états inondés de cigares ; il avait bien une douane ou deux, mais ces douanes sont sur les routes, et non point tout autour de la principauté ; d’ailleurs, eût-il dans toute sa circonférence une ligne aussi épaisse et aussi vigilante qu’un cordon sanitaire, cinq cents cigares sont bientôt passés ; un carlin cousu dans la peau d’un caniche en passe a lui seul trois ou quatre mille… Le prince de Monaco donna une livre de tabac de gratification à chacun de ses cinquante carabiniers, et les envoya fumer sur les frontières du roi Charles-Albert.
« Une véritable fumée... havanaise »
Les soldats sardes flairèrent la fumée de leurs voisins, les Monacois ; c’était une véritable fumée havanaise…
« Les Sardes accoururent sur les frontières d’Honoré V, et demandèrent aux carabiniers du prince où ils achetaient leur tabac. Les carabiniers répondirent que c’étaient des plants que leur souverain bien aimé avait fait venir de Cuba et de Latakié, et dont, outre leur solde qui était égale à celle des soldats sardes, ils recevaient une livre par semaine. « Le même jour, vingt soldats du roi Charles-Albert désertèrent et vinrent demander du service à Honoré V, lui offrant, s’il les acceptait, de faire déserter aux mêmes conditions tout le régiment.
« Le danger devenait pressant, le roi Charles-Albert vit que si l’armée désertait ainsi en masse, ce serait Honoré V qui serait roi de Sardaigne ! En conséquence, il passa par toutes les conditions qu’exigea son voisin, et un traité fut conclu moyennant une rente annuelle de 30 000 francs que le roi Charles-Albert paie à Honoré V, et une garnison de 300 hommes qu’il lui prête gratis pour étouffer les petites révoltes. Quant à la récolte, elle fut achetée sur pied moyennant une autre somme de 30 000 francs. »
À la suite de cette étonnante analyse géopolitique des relations entre Monaco et Piémont-Sardaigne, Alexandre Dumas parle de météo : « Nous ne pûmes jouir, comme nous l’aurions voulu, de cette charmante orangerie qu’est la principauté de Monaco, une pluie atroce nous ayant pris à la frontière, et nous ayant accompagnés avec acharnement pendant les trois quarts d’heure que nous mimes à traverser le pays. Il en résulta que nous n’aperçûmes la capitale et sa forteresse qu’à travers une espèce de voile : il en fut ainsi du port, où nous distinguâmes cependant une felouque, laquelle, avec une autre qui pour le moment était en course, forme toute la marine du prince… Quant à Jadin, il cherchait à comprendre comment il pouvait tomber une aussi grande pluie dans une si petite principauté ! » Dommage ! Alexandre Dumas aurait eu certainement tant de choses à dire sur Monaco par beau temps...