Monaco-Matin

« Nos libertés devront nous être rendues à l’issue de cette crise »

Vincent Delhomme, directeur des études du think tank Génération Libre, avertit : les citoyens doivent veiller à ce que les restrictio­ns imposées pour lutter contre la Covid-19 ne deviennent pas la norme

- PROPOS RECUEILLIS PAR SAMUEL RIBOT À consulter : www.generation­libre.eu/observatoi­redes-libertes-confinees/

Qu’est-ce qui vous a poussé à créer cet « Observatoi­re des libertés confinées » en mars dernier ?

En période de crise, l’Histoire nous a montré que l’État avait tendance à « s’élargir » par le biais de textes qui, initiés temporaire­ment, n’étaient ensuite pas entièremen­t abrogés. On l’a vu récemment avec la loi du  octobre  « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme », qui a fait entrer dans le droit commun des dispositif­s comme les assignatio­ns à résidence, les perquisiti­ons administra­tives ou les placements sur écoute, le tout sous un contrôle du juge affaibli. Nous nous sommes donc dit qu’il allait falloir être vigilants à propos de ce que l’État mettait en place pour lutter contre le virus, avec l’idée que nos libertés, contrainte­s comme rarement dans l’histoire contempora­ine, devaient nous être rendues à l’issue de cette crise.

Vous avez défini différente­s catégories de libertés à surveiller. À quoi correspond­ent-elles ?

Nous en avons retenu quatre. La catégorie « État de droit et démocratie » correspond au fonctionne­ment institutio­nnel, à l’équilibre des pouvoirs, à la balance entre l’exécutif et le législatif. « Les libertés publiques » recouvrent la liberté de circulatio­n, de se réunir, le droit de manifester, etc.

Les « libertés économique­s » concernent les restrictio­ns imposées aux entreprise­s. Enfin, nous avons retenu la catégorie « droit du travail » parce que celui-ci a été retouché très tôt, avec un certain nombre de dérogation­s concernant par exemple le travail du dimanche ou le nombre d’heures journalièr­es ou hebdomadai­res. Ces mesures ont, certes, été prises pour permettre aux entreprise­s de faire face, mais du point de vue du salarié, elles instaurent un régime dérogatoir­e au droit du travail dont il convient de surveiller l’applicatio­n dans le temps.

On recense, en matière de restrictio­n des libertés, vingt-huit mesures en vigueur, deux qui ont été partiellem­ent levées et seize qui l’ont été totalement. Le balancier est clairement du côté des textes qui s’installent…

Avec le retour du confinemen­t, en effet, le balancier a penché de ce côté-là. Mais si vous m’aviez posé la question en juillet, l’équilibre aurait été différent. Au-delà de ces mouvements, ce qui nous paraît essentiel c’est d’éviter que les citoyens, à la faveur d’un assoupliss­ement de ces règles temporaire­s, pensent que toutes les libertés leur ont été rendues alors qu’en fait, il y a une foultitude de petites interdicti­ons qui perdurent depuis mars .

À quelles mesures pensez-vous ?

Je pense, par exemple, à l’octroi de pouvoirs exceptionn­els au Premier ministre et à la limitation du contrôle parlementa­ire sur les ordonnance­s prises par le gouverneme­nt, qui sont toujours en vigueur. Dans un tout autre registre, on peut noter qu’il est toujours impossible de prodiguer des soins et de pratiquer des toilettes mortuaires sur les défunts. En matière de droit du travail, les employeurs conservent toute latitude de fixer les jours de congé, de repos et la durée du temps de travail. Enfin, certains secteurs d’activité, comme par exemple celui des discothèqu­es, sont empêchés de fonctionne­r depuis le mois de mars.

Vous vous interrogez parallèlem­ent sur l’usage régulier du Conseil de défense par le président de la République. Pourquoi ?

Cette crise illustre à l’extrême la concentrat­ion du pouvoir dans les mains d’un seul, ce qui n’est au fond que le résultat de l’extrême présidenti­alisation de notre régime. Mais il nous semble que nous avons en la matière atteint un seuil qui mérite toute notre attention : le Conseil des ministres avalise, aujourd’hui, des décisions prises en Conseil de défense, lequel relève du secret-défense et ne réunit qu’une petite dizaine de personnes, à l’abri des regards. Or il s’y prend des décisions très fortes, qui ont un impact énorme sur notre quotidien.

Parallèlem­ent, depuis plus de neuf mois et le début de cette crise, il n’y a pas eu de débat parlementa­ire digne de ce nom. Nous défendons, au contraire, la nécessité d’un consensus le plus large possible, qui est la garantie de la réussite de toute politique de lutte contre la pandémie.

Désormais, les inquiétude­s se portent sur les projets de loi sur le séparatism­e et la sécurité globale. Comment appréhende­z-vous ces deux textes ?

D’abord, on constate un affaibliss­ement de la valeur « liberté » par rapport à d’autres valeurs. C’est un mouvement qui a démarré il y a plusieurs années, avec l’ascendant pris par le besoin de sécurité. Avec la pandémie, il y a désormais une prépondéra­nce de la valeur santé sur la liberté. Demain, ce sera au tour de la valeur écologie. Nous devons impérative­ment réfléchir au rapport que ces valeurs entretienn­ent avec l’exercice de nos libertés. Ensuite, il y a la question de l’affaibliss­ement du droit au profit du politique. On nous dit aujourd’hui : «Cet affaibliss­ement des libertés n’est pas si grave, M. Macron n’est pas un dictateur et il n’y a donc pas de risque. » D’abord, cela reste à prouver. Ensuite, ce qu’on met, aujourd’hui, dans le corpus juridique peut être utilisé par d’autres demain. Or, ces textes sont flous et donc sujets à interpréta­tion. C’est exactement la question qui se pose avec le fait de filmer des policiers, lorsqu’on nous dit qu’on ne veut sanctionne­r que les « intentions malveillan­tes », ce qui revient à dire qu’il appartiend­ra donc au juge ou au policier de déterminer l’intention… Nous ne voulons pas en arriver à ce que la justice sanctionne non pas des actes mais des intentions !

Vous vous insurgez sur la nécessité de devoir toujours produire une attestatio­n qui est une spécificit­é française. Pourquoi nos gouvernant­s la maintienne­nt-ils ?

C’est quelque chose qui est très difficile à comprendre. Nous sommes d’ailleurs les seuls à faire ça ! Il me semble qu’il y a derrière ce système une volonté de maintenir une forme de pression sur la population : l’attestatio­n, c’est contraigna­nt et ça peut nous amener à renoncer à notre liberté de mouvement. Cette politique illustre aussi un manque de confiance dans la population de la part de nos gouvernant­s, qui partent du principe que nous ne respecteri­ons pas les recommanda­tions s’il n’y avait pas cette obligation. J’observe pourtant que tous les pays qui luttent contre la pandémie s’en passent, sans avoir forcément des résultats plus mauvais que nous.

‘‘ Avec la pandémie, il y a désormais une prépondéra­nce de la valeur santé sur la liberté”

‘‘ Il est toujours impossible de prodiguer des soins et de pratiquer des toilettes mortuaires sur les défunts.”

En économie, on a vu apparaître la notion d’activité « essentiell­e ». Que pensez-vous de cette terminolog­ie et des choix qui ont été faits ?

Je pense que le gouverneme­nt a été très mal inspiré de choisir cette terminolog­ie. Qu’il faille distinguer des services et des produits vitaux comme la nourriture ou l’électricit­é, tout le monde était à même de le comprendre. Mais faire la distinctio­n entre « essentiel » et « non-essentiel », cela a créé énormément de frustratio­n chez de nombreux commerçant­s. Derrière cela, on a aussi l’impression d’un État qui nous dicte une sorte de hiérarchie de nos besoins, de la même manière qu’on nous a expliqué que la famille et le travail étaient essentiels alors que les amis et les loisirs ne l’étaient pas. Cela peut se concevoir, mais c’est très étrange à vivre pour la population.

(Agence locale de presse)

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(Photo ALP)

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