« Nos libertés devront nous être rendues à l’issue de cette crise »
Vincent Delhomme, directeur des études du think tank Génération Libre, avertit : les citoyens doivent veiller à ce que les restrictions imposées pour lutter contre la Covid-19 ne deviennent pas la norme
Qu’est-ce qui vous a poussé à créer cet « Observatoire des libertés confinées » en mars dernier ?
En période de crise, l’Histoire nous a montré que l’État avait tendance à « s’élargir » par le biais de textes qui, initiés temporairement, n’étaient ensuite pas entièrement abrogés. On l’a vu récemment avec la loi du octobre « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme », qui a fait entrer dans le droit commun des dispositifs comme les assignations à résidence, les perquisitions administratives ou les placements sur écoute, le tout sous un contrôle du juge affaibli. Nous nous sommes donc dit qu’il allait falloir être vigilants à propos de ce que l’État mettait en place pour lutter contre le virus, avec l’idée que nos libertés, contraintes comme rarement dans l’histoire contemporaine, devaient nous être rendues à l’issue de cette crise.
Vous avez défini différentes catégories de libertés à surveiller. À quoi correspondent-elles ?
Nous en avons retenu quatre. La catégorie « État de droit et démocratie » correspond au fonctionnement institutionnel, à l’équilibre des pouvoirs, à la balance entre l’exécutif et le législatif. « Les libertés publiques » recouvrent la liberté de circulation, de se réunir, le droit de manifester, etc.
Les « libertés économiques » concernent les restrictions imposées aux entreprises. Enfin, nous avons retenu la catégorie « droit du travail » parce que celui-ci a été retouché très tôt, avec un certain nombre de dérogations concernant par exemple le travail du dimanche ou le nombre d’heures journalières ou hebdomadaires. Ces mesures ont, certes, été prises pour permettre aux entreprises de faire face, mais du point de vue du salarié, elles instaurent un régime dérogatoire au droit du travail dont il convient de surveiller l’application dans le temps.
On recense, en matière de restriction des libertés, vingt-huit mesures en vigueur, deux qui ont été partiellement levées et seize qui l’ont été totalement. Le balancier est clairement du côté des textes qui s’installent…
Avec le retour du confinement, en effet, le balancier a penché de ce côté-là. Mais si vous m’aviez posé la question en juillet, l’équilibre aurait été différent. Au-delà de ces mouvements, ce qui nous paraît essentiel c’est d’éviter que les citoyens, à la faveur d’un assouplissement de ces règles temporaires, pensent que toutes les libertés leur ont été rendues alors qu’en fait, il y a une foultitude de petites interdictions qui perdurent depuis mars .
À quelles mesures pensez-vous ?
Je pense, par exemple, à l’octroi de pouvoirs exceptionnels au Premier ministre et à la limitation du contrôle parlementaire sur les ordonnances prises par le gouvernement, qui sont toujours en vigueur. Dans un tout autre registre, on peut noter qu’il est toujours impossible de prodiguer des soins et de pratiquer des toilettes mortuaires sur les défunts. En matière de droit du travail, les employeurs conservent toute latitude de fixer les jours de congé, de repos et la durée du temps de travail. Enfin, certains secteurs d’activité, comme par exemple celui des discothèques, sont empêchés de fonctionner depuis le mois de mars.
Vous vous interrogez parallèlement sur l’usage régulier du Conseil de défense par le président de la République. Pourquoi ?
Cette crise illustre à l’extrême la concentration du pouvoir dans les mains d’un seul, ce qui n’est au fond que le résultat de l’extrême présidentialisation de notre régime. Mais il nous semble que nous avons en la matière atteint un seuil qui mérite toute notre attention : le Conseil des ministres avalise, aujourd’hui, des décisions prises en Conseil de défense, lequel relève du secret-défense et ne réunit qu’une petite dizaine de personnes, à l’abri des regards. Or il s’y prend des décisions très fortes, qui ont un impact énorme sur notre quotidien.
Parallèlement, depuis plus de neuf mois et le début de cette crise, il n’y a pas eu de débat parlementaire digne de ce nom. Nous défendons, au contraire, la nécessité d’un consensus le plus large possible, qui est la garantie de la réussite de toute politique de lutte contre la pandémie.
Désormais, les inquiétudes se portent sur les projets de loi sur le séparatisme et la sécurité globale. Comment appréhendez-vous ces deux textes ?
D’abord, on constate un affaiblissement de la valeur « liberté » par rapport à d’autres valeurs. C’est un mouvement qui a démarré il y a plusieurs années, avec l’ascendant pris par le besoin de sécurité. Avec la pandémie, il y a désormais une prépondérance de la valeur santé sur la liberté. Demain, ce sera au tour de la valeur écologie. Nous devons impérativement réfléchir au rapport que ces valeurs entretiennent avec l’exercice de nos libertés. Ensuite, il y a la question de l’affaiblissement du droit au profit du politique. On nous dit aujourd’hui : «Cet affaiblissement des libertés n’est pas si grave, M. Macron n’est pas un dictateur et il n’y a donc pas de risque. » D’abord, cela reste à prouver. Ensuite, ce qu’on met, aujourd’hui, dans le corpus juridique peut être utilisé par d’autres demain. Or, ces textes sont flous et donc sujets à interprétation. C’est exactement la question qui se pose avec le fait de filmer des policiers, lorsqu’on nous dit qu’on ne veut sanctionner que les « intentions malveillantes », ce qui revient à dire qu’il appartiendra donc au juge ou au policier de déterminer l’intention… Nous ne voulons pas en arriver à ce que la justice sanctionne non pas des actes mais des intentions !
Vous vous insurgez sur la nécessité de devoir toujours produire une attestation qui est une spécificité française. Pourquoi nos gouvernants la maintiennent-ils ?
C’est quelque chose qui est très difficile à comprendre. Nous sommes d’ailleurs les seuls à faire ça ! Il me semble qu’il y a derrière ce système une volonté de maintenir une forme de pression sur la population : l’attestation, c’est contraignant et ça peut nous amener à renoncer à notre liberté de mouvement. Cette politique illustre aussi un manque de confiance dans la population de la part de nos gouvernants, qui partent du principe que nous ne respecterions pas les recommandations s’il n’y avait pas cette obligation. J’observe pourtant que tous les pays qui luttent contre la pandémie s’en passent, sans avoir forcément des résultats plus mauvais que nous.
‘‘ Avec la pandémie, il y a désormais une prépondérance de la valeur santé sur la liberté”
‘‘ Il est toujours impossible de prodiguer des soins et de pratiquer des toilettes mortuaires sur les défunts.”
En économie, on a vu apparaître la notion d’activité « essentielle ». Que pensez-vous de cette terminologie et des choix qui ont été faits ?
Je pense que le gouvernement a été très mal inspiré de choisir cette terminologie. Qu’il faille distinguer des services et des produits vitaux comme la nourriture ou l’électricité, tout le monde était à même de le comprendre. Mais faire la distinction entre « essentiel » et « non-essentiel », cela a créé énormément de frustration chez de nombreux commerçants. Derrière cela, on a aussi l’impression d’un État qui nous dicte une sorte de hiérarchie de nos besoins, de la même manière qu’on nous a expliqué que la famille et le travail étaient essentiels alors que les amis et les loisirs ne l’étaient pas. Cela peut se concevoir, mais c’est très étrange à vivre pour la population.
(Agence locale de presse)