Monaco-Matin

Les Santons retrouvés par William Navarrete

Après les nouvelles d’Anne Goscinny et de Susie Morgenster­n, notre série de Noël se poursuit en beauté avec cette histoire créée spécialeme­nt pour Nice-Matin par William Navarrete et illustrée par la dessinatri­ce niçoise Sylvie T. Lié à d’authentiqu­es sou

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Personne ne savait vraiment d’où provenaien­t les petites figurines de la crèche. Mémé Rose affirmait que ses parents les avaient achetées lors de leur voyage de noces.

« À Nice, sur la Riviera française, il y a des lustres » ,medisait-elle, en appelant la Côte d’Azur comme on le faisait encore de nos jours de l’autre côté de l’Atlantique.

La preuve de leur ancienneté : l’âne avait perdu sa queue, l’un des bergers sa houlette, le manteau de Marie sa couleur bleue d’origine, la lavandière son panier à linge. Certaines pièces présentaie­nt une fêlure par-ci, d’autres une entaille par-là. La cruche ébréchée de la porteuse d’eau avait dû être recollée plusieurs fois. Mais la statuette qui attirait le plus mon attention était celle du petit roi en argile à la couronne dorée encore resplendis­sante. Je le craignais sans savoir pourquoi. L’expression de son visage n’augurait rien de bon. Il manquait au moins la moitié de l’épée qu’il brandissai­t. Croyant l’avoir brisée en la manipulant et de peur de me faire gronder, je la cachais toujours dans la forêt de lentilles dont la croissance rapide était, disaiton, le symbole de la vie renaissant­e.

Privées de leur éclat d’antan, ces pièces continuaie­nt à me faire rêver. Je les aimais toutes et les bichonnais, les déballant avec grand soin pour ne pas les abîmer davantage. Chaque année, j’attendais avec impatience l’approche de Noël pour les étaler en cachette, sous une table recouverte d’une longue nappe qui touchait le sol, à l’abri des regards indiscrets de nos voisins.

Mémé Rose m’aidait à les placer. Cela me fascinait de l’entendre faire parler l’âne de l’étable pour souhaiter la bienvenue aux Rois mages : « Gaspard, Melchior et Balthazar, laaaiii-ssez ces cadeaux dans l’eeen-tréee », disait-elle d’une voix de stentor théâtrale. Des cadeaux fictifs, bien évidemment !

Il faut dire que la seule Nativité célébrée dans le pays depuis bien longtemps était exclusivem­ent en rapport avec les exploits d’une autre Nativité

– Nativité Pérez –, une paysanne coupeuse de canne à sucre que l’État avait déclarée « héroïne du travail » et qu’il fallait vénérer. À elle seule, cette femme avait coupé des tonnes de cette rosacée, jadis la principale richesse de Cuba. On la citait alors comme une preuve irréfutabl­e de l’endurance du peuple face à un ennemi invisible qu’on évoquait en permanence, mais que personne n’avait jamais vu. L’autre Nativité, celle des réunions familiales qui se déroulaien­t autour du 24 décembre un peu partout dans le monde, restait un mot interdit, radié par décret de nos habitudes, seulement prononcé du bout des lèvres par les plus âgés. Le zèle des autorités était si excessif que pour éviter d’associer ces festivités à la coupeuse de canne, ne serait-ce que par la coïncidenc­e de leurs noms, journaux et autres médias veillaient à ne pas mentionner cette dernière durant toute la période calendale, entre la Sainte Barbe et l’Épiphanie !

Être surpris en possession d’un sapin, d’une crèche ou d’un autre objet en rapport avec Noël pouvait attirer de gros ennuis, allant même jusqu’à la perte de son travail. Quant aux enfants, on nous apprenait à tenir nos langues dès le plus jeune âge.

Les années sans un vrai Noël se succédaien­t. Comme les interdicti­ons étaient toujours en vigueur, nous continuâme­s à « faire la chapelle » à la maison, une expression que l’espagnol avait empruntée au français et qui datait de la Révolution de 1789, lorsque les cultes furent interdits dans les églises de France et que les familles n’eurent d’autre choix que de pratiquer à l’intérieur de leurs propres foyers. Pour se consoler, à l’arrivée du mois de décembre, mémé Rose disait toujours : « Après tout, dans cette île oubliée du monde il n’y a jamais eu de neige, de cheminées, d’oliviers, ni rien qui puisse nous rappeler le paysage de la naissance de Jésus tel qu’on l’imagine ». Cependant, il restait un petit espoir de voir un vrai sapin. Pour cela, il fallait se rendre à la Diplotiend­a, le grand magasin réservé au personnel des ambassades. Les employés recevaient l’ordre de bien recouvrir les vitrines pour cacher à la vue des passants les petits arbres remplis de boules et de guirlandes multicolor­es

Entrevoir les objets défendus

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