Monaco-Matin

Ernest Pignon-Ernest a fait de la rue une oeuvre d’art

Considéré par la nouvelle génération comme le pionner du street art, ce Niçois a fait de la rue son atelier et son oeuvre. Aujourd’hui, il signe cette une pleine de souffle et d’espoir : « Enfin 2021 ! »

- FRANCK LECLERC fleclerc@nicematin.fr

Plus Niçois, on ne voit pas. Une grand-mère ouvrière à la manufactur­e des tabacs. Un grand-père passé par le café de Turin avant de tomber en 1914, son nom gravé à Rauba Capeù. Papa, champion de France de boules. À la longue. Qui gagnait sa vie en coupant des boeufs en deux, carcasses pendues dans les anciens abattoirs dits « 109 », devenus centre d’art. Maman coiffeuse, née sous les arches de la place Garibaldi, au pied de la colline du Château.

Ernest Pignon n’avait pas encore répété son prénom. Pressé par le peintre Édouard Pignon, non sans une certaine prétention, de lever tout risque de confusion. 1,65 m, 65 kg. Vélocipédi­ste et communiste. Inter gauche, forcément, à l’OGC Nice. Athlète sous dossard du Cavigal. Sa nissartitu­de ne serait pas complète sans l’évocation de la pissaladiè­re de la mère Barral, dont les effluves ont bercé sa jeunesse. ssss

A quoi l’on pourrait ajouter la boutique de Ben, rue Tondutti de l’Escarène. Point névralgiqu­e et alternatif du pays natal où il se souvient d’avoir acheté d’occasion un disque de Leny Escudero qu’il continue d’écouter ; sa madeleine. Il y a rencontré, dans le désordre, Arman, Raysse, Le Clézio, Venet, Malaval. Et Yvette, comédienne, qui pour lui s’est éloignée des scènes d’Avignon lorsque, jeune plasticien, il s’est vu allouer l’un des quarante-cinq ateliers de la Ruche, dans le 15e arrondisse­ment de Paris. Cité artistique et mythique fondée par un sculpteur oublié, Alfred Boucher, sur les vestiges de l’Exposition universell­e de 1900.

Le couple y occupe depuis 1975 un petit appartemen­t aménagé dans l’ancien pavillon des vins de Bordeaux, conçu par Eiffel. Où Soutine, Chagall et Léger ont notamment résidé.

Garibaldi et Niké

Garibaldi. Figure fondatrice avec Pablo Picasso, son maître absolu découvert dans un numéro de Paris Match. Et Romain Gary, son mètre étalon en littératur­e, dévoré sur le tard puisqu’il n’y avait aucun livre à la maison. Garibaldi, donc. Gari petit, dit Pepin, gamin du quartier, nature indomptabl­e, tempéramen­t désinvolte, corps râblé, mélange d’insolence et de témérité. Rapatrié manu militari après avoir pris le large à bord d’un pointu sauvagemen­t emprunté, faisant route pour Gênes mais sans dépasser le Rocher.

Sollicité pour une oeuvre de la ligne 2 du tramway, Ernest Pignon-Ernest a hissé cette figure héroïque sur les épaules de la Victoire de Samothrace. Déclinaiso­n iconique de la déesse Niké, dont il est convenu de penser que le nom a pu inspirer Nikaia. Derrière le moulage du Louvre surmonté par le gosse enhardi sculpté chez le carnavalie­r Jean-Pierre Povigna, des écrans révèlent en direct les mouvements dans le port, par webcam interposée.

La force de frappe du dessin

1966. Première interventi­on sur le plateau d’Albion, coeur nucléaire de la force de frappe française. « N’étant pas le Picasso de Guernica, je me rends compte que je suis incapable de faire un tableau à la hauteur des enjeux. Cette puissance de mort, mille fois Hiroshima, un tournant dans l’histoire de l’humanité où l’on peut désormais annihiler la vie. Le tout enkysté sous le plus beau des paysages : le Vaucluse, notre Toscane. » Alors, il décide d’intervenir sur les lieux mêmes de ce « kidnapping ». En placardant partout les ombres d’un homme et de son échelle à Nagasaki. « Une image sur le fil. Je ne fais pas du trompel’oeil. L’idée d’une présence et l’effet du réel, où la disparitio­n programmée fait partie du concept. »

À partir de là, Pignon-Ernest sera de tous les combats. L’avortement en 1975. Les expulsés quatre ans plus tard. Le racisme, la xénophobie, le sida.

Contre Médecin : Mandela

Les années quatre-vingt. Pour condamner l’Apartheid, il prend la parole, intimidé, devant les Nations unies. C’est la préfigurat­ion d’une collection qui rassemble des « Artistes du monde » pour alerter la planète. Arman lui a offert son concours. Grâce à lui, les Américains Rauschenbe­rg ou Lichtenste­in se mobilisent. Ce musée itinérant, constitué avec le soutien de Jacques Derrida et du peintre Antonio Saura, où l’on trouve aussi Tàpies et Soulages, doit revenir à l’Afrique du Sud, dès le régime aboli. Chose promise, chose due : « Nous avons déposé plus d’une centaine d’oeuvres originales à Cape Town, ce qui m’a valu de rencontrer Nelson Mandela. Une émotion incroyable. »

Auparavant, dès 1974, Pignon-Ernest avait recouvert des rues entières de Nice, dont il aime tant « la dimension cosmopolit­e »,

d’images de Noirs reclus derrière des barbelés. Plusieurs centaines de sérigraphi­es pour crier son indignatio­n devant le jumelage avec Le Cap, tandis qu’Arman boycottait courageuse­ment l’exposition inaugurale qui lui était offerte au Mamac. Double camouflet pour Jacques Médecin dont l’initiative était jugée « insultante, déshonoran­te ». Les nécessités du commerce et du tourisme ne devaient pas prévaloir sur les valeurs humanistes : « Une négation de Nice. » La blessure est depuis longtemps réparée, la relation apaisée.

‘‘ Rencontrer Nelson Mandela. Une émotion incroyable”

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(Photos F. L.) À Paris, où il occupe depuis  un atelier à la Ruche, où ont résidé Chagall, Soutine ou Léger.

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