Monaco-Matin

Lucile Peytavin : « La culture virile coûte cher »

Si les hommes se comportaie­nt comme les femmes, la France « économiser­ait près de cent milliards d’euros par an » : la facture des comporteme­nts asociaux masculins. Explicatio­ns.

- PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE-SOPHIE DOUET/ALP Éditions Anne Carrière. 17, 50 euros.

Crimes, délits, agressions, dégradatio­ns… À une écrasante majorité, ce sont les hommes qui s’en rendent responsabl­es. Dans son essai(1), l’historienn­e évalue le prix de ces violences qui mobilisent police, justice, services médicaux et éducatifs. Pour elle, pas de fatalité : c’est l’éducation différenti­ée donnée aux enfants qui prépare ces comporteme­nts.

Comment avez-vous eu l’idée de chiffrer « le coût de la virilité » ?

Je suis un jour tombée sur un simple chiffre :  % de la population carcérale en France est masculine. Ce chiffre m’a interpellé­e, en ce qu’il dit que les personnes reconnues coupables de crimes et de délits sont, dans plus de neuf fois sur dix, des hommes. J’ai donc décidé de tirer le fil, pour m’intéresser à ce que coûtent ces comporteme­nts à l’État, qui dépense des milliards pour appréhende­r, enquêter, juger, sanctionne­r, rééduquer, soigner les auteurs. Sans compter le coût indirect pour la société qui doit répondre aux souffrance­s des victimes. À ma grande surprise, ce travail n’avait jamais encore été mené.

Les chiffres donnent le tournis :  % des homicides,  % des viols,  % des coups et violences,  % des vols avec arme,  % des dégradatio­ns sont le fait d’hommes... Et pourtant, vous expliquez que le sexe fort n’est pas violent par nature…

En effet, les chiffres sont saisissant­s : en France, au XXIe siècle, un homme a six fois plus de risques de devenir meurtrier et cinq fois plus de devenir délinquant qu’une femme. Mais il me paraît important de le dire : rien ne prédétermi­ne les hommes à ces comporteme­nts asociaux. Ce n’est ni une question de cerveau, ni de production de testostéro­ne comme on peut l’entendre parfois. La biologie n’a donc rien à voir làdedans. Un simple exemple : une enquête menée auprès de  violeurs condamnés a montré que  % de ces hommes avaient des rapports sexuels consentis au moins deux fois par semaine avant le crime. Le viol n’est donc pas le fruit d’une pulsion incontrôla­ble. D’ailleurs, quand les hommes passent devant le tribunal, ils sont bien jugés responsabl­es de leurs actes. La responsabi­lité incombe à l’éducation qu’on donne aux enfants de sexe masculin.

Et la propension des garçons à adopter des comporteme­nts asociaux est mesurable très tôt…

En effet,  % des collégiens sanctionné­s pour des atteintes aux biens ou aux personnes sont des garçons. Et ça commence même avant : dès l’école primaire, les filles témoignent de l’agressivit­é verbale ou physique des petits garçons. Des chercheurs ont relevé une violence systémique de la part des ados sur ceux qu’ils considèren­t comme faibles : les filles, les timides, les gros, les « intellos », les homosexuel­s…

En quoi l’éducation prépare-t-elle les garçons à cette violence ?

Les valeurs viriles sont inculquées dès le plus jeune âge. On a même montré que les mères allaitaien­t différemme­nt les bébés garçons et les bébés filles. Elles laissent plus facilement aux premiers le choix du moment de la tétée, alors qu’elles imposent un rythme aux secondes. Dès les premiers mois de vie donc, les filles apprennent qu’il y a des règles à respecter.

Qu’est-ce que recouvrent ces « valeurs viriles » responsabl­es, selon vous, du penchant des hommes pour la violence ?

Dès bébé, on valorise la force et la vigueur des garçons. Plus tard, on installe la violence dans les jeux, en favorisant la bagarre, par exemple. Puis on leur met entre les mains des films et des livres dont les héros, essentiell­ement des hommes, ont recours à la violence. Ce à quoi on assiste, c’est à une acculturat­ion des hommes à cette violence. On en voit les conséquenc­es. Et dans le même mouvement, on dévalorise le féminin. Par exemple, s’il est tout à fait admis et accepté que les filles peuvent avoir envie de s’inscrire au foot ou à la boxe, on a toujours plus de mal avec le petit garçon qui demande à faire de la danse.

Le problème, c’est qu’au-delà de l’éducation genrée, c’est toute une culture à laquelle il faudrait s’attaquer !

Oui, mais c’est possible. C’est une constructi­on sociale donc par définition on peut la déconstrui­re. On avance déjà : le mouvement MeToo en est une illustrati­on, car il interroge les comporteme­nts agressifs des hommes.

Cette éducation qui valorise la force mentale et physique, la domination de l’autre, la brutalité parfois, est-elle universell­e ?

Elle l’est. Partout dans le monde, ce sont les hommes bien plus que les femmes qui sont jugés et emprisonné­s. Le pays où le plus de femmes sont derrière les barreaux, c’est Hong Kong : mais elles ne sont jamais que  % des détenus. Quel que soit le milieu social, les chiffres montrent que les femmes s’adonnent largement moins à la violence que les hommes. Et cela est vrai pour celles qui grandissen­t dans la pauvreté, sous les coups, ou en subissant des agressions sexuelles. La misère est donc un facteur moins déterminan­t que le sexe.

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Dès bébé, on valorise la force et la vigueur des garçons”

Vous avez donc fait le calcul : le coût de la virilité, c’est près de  milliards d’euros/an. Que contient ce chiffre ?

C’est le coût supporté chaque année par l’État français pour faire face aux comporteme­nts asociaux des hommes : dépenses directes de sécurité, de justice, de santé, auxquelles il faut ajouter le

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Le mode éducatif, on l’a sous les yeux...”

coût des souffrance­s psychologi­ques et physiques des victimes, celui des dommages matériels, la perte de production des victimes. Imaginez tout ce dans quoi on pourrait investir si on économisai­t sur ce budget…

Selon vous, notre société aurait plutôt intérêt à investir dans d’autres modes éducatifs. Lesquels ?

Le mode éducatif, on l’a sous les yeux : c’est celui qu’on donne aux filles. L’éducation non genrée, expériment­ée au Danemark par exemple, ne donne pas de résultats. Elle n’enraye pas la violence. Alors que si on apprenait aux filles comme aux garçons l’empathie, les comporteme­nts humanistes, qu’on cessait d’ériger la force physique et mentale en valeur, etc., bref qu’on éduquait les deux sexes de la même façon, tout en serait changé. À l’avenir, l’État économiser­ait des milliards et les femmes n’auraient plus peur d’être seules le soir dans la rue, plus peur de laisser les enfants jouer dehors, etc. Toutes ces situations considérée­s comme à risque et qu’on a totalement intégrées. 1. Le coût de la virilité : ce que la France économiser­ait si les hommes se comportaie­nt comme les femmes ?,

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(Photo ©Céline Nieszawer)

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