« Nous avons découvert les limites d’un système uniquement libéral » “
Michel-Edouard Leclerc revient sur le premier confinement. Il raconte comment s’est organisée la grande distribution et imagine à quoi pourrait ressembler la consommation après la crise sanitaire.
Une partie du pays vient d’être reconfinée pour freiner la propagation du virus. Auriezvous imaginé cela il y a un an ?
Non, d’autant que, comme tout le monde, je n’ai pas tout de suite pris l’ampleur de l’épidémie et de son impact. Je suis pourtant un amateur de science-fiction, et j’avais donc quasiment tout lu de ce que nous vivons aujourd’hui, à travers des livres comme Pandemia, Contagion ou les nouvelles du Français Franck Thilliez. Et puis on finit par ranger ce genre d’événement dans la catégorie fictionnelle, et on a du mal à comprendre ce qui nous arrive quand la réalité nous rattrape. Cela dit, je n’étais pas prêt certes, mais pensez-vous que les bactériologistes de l’armée ou nos épidémiologistes civils l’étaient eux aussi ?
Je crois que c’est d’ailleurs la double leçon de modestie que nous a apportée la Covid- : d’abord, nous avons été obligés de reconnaître la vulnérabilité de nos corps, ensuite nous avons été victimes de notre arrogance en pensant que la technologie et le confort nous préserveraient de tout.
À partir du mars , la grande distribution a dû faire face à une situation totalement inédite : rester ouverte en période de pandémie. Comment vous êtes-vous organisés ?
En mars , avant de confiner le pays, les autorités ont donné trois jours aux professionnels pour s’organiser. Et cela alors que les marchandises étaient commandées, que les salariés allaient parfois manquer à l’appel pour les réceptionner, que nous ne savions rien des protocoles sanitaires et qu’il allait falloir accueillir
heures plus tard des consommateurs effrayés ! Ce que j’ai constaté à cette occasion, c’est l’incroyable agilité dont ont su faire preuve nos équipes, et cela à tous les niveaux. Sur des problèmes très concrets, j’ai vu des hommes et des femmes, qui n’étaient absolument pas formés pour ça, déployer des trésors d’invention, comparer leurs solutions, échanger sur des boucles WhatsApp pour savoir comment affronter au mieux cette situation totalement inédite.
Vous allez jusqu’à dire que, selon vous, la distribution a assuré pendant cette période une mission de service public…
En fait, par service public, je veux dire qu’en plus de l’exercice de notre métier, nous avons dû confectionner nous-mêmes les kits de distanciation pour baliser le parcours de nos clients, dresser des protections en plexiglas, et surtout, élaborer nos cahiers des charges sanitaires avant même que le ministère de la Santé n’ait dégainé un stylo ! Et puis, nous sommes évidemment allés chercher des masques tout seuls comme des grands, en utilisant les méthodes, les techniques, les interlocuteurs qui étaient les nôtres dans notre activité de tous les jours, comme nous l’aurions fait pour mettre sur pied et sécuriser des approvisionnements plus traditionnels. Il s’agissait de protéger nos personnels, mais nous avons aussi pu en offrir aux hôpitaux, voire aux collègues qui n’avaient pas réagi à temps.
Vous reconnaissez toutefois aux pouvoirs publics un rôle prépondérant, notamment en matière de dialogue…
Il faut le reconnaître : au ministère de l’Économie, Bruno Le Maire a immédiatement organisé une structure de dialogue entre les acteurs de l’agroalimentaire, les transporteurs et la distribution qui a permis de maintenir l’approvisionnement des tous les Français alors qu’on nous prédisait des pénuries terribles. Je peux vous dire que si on avait fait des réunions préparatoires, on n’aurait jamais eu de tels résultats ! En choisissant le pragmatisme, on a créé une structure de dialogue et d’échanges sans précédent, un peu à l’image de ce qui s’était produit lors des crises pétrolières des années . Ajoutez à cela que, contrairement au dogme qui prévalait jusqu’alors, le gouvernement a ouvert les vannes en mettant sur la table l’argent nécessaire pour que l’économie ne s’écroule pas. Mais j’insiste sur le fait que les gens qui ont rendu cela possible, dans les grands comme les petits commerces, ce sont des bouchers, des caissières, des comptables, des camionneurs, des restaurateurs, bref des gens de terrain qui ont contribué à mettre en place un système d’approvisionnement de crise qui a marché quasi immédiatement.
Vous soulignez qu’à cette occasion, de nouvelles relations se sont nouées avec les producteurs de fruits et légumes, la pêche, l’élevage, etc. Avec des effets durables ?
Nous nous sommes retrouvés dans une situation pour le moins inédite : les exportations étaient suspendues, les importations aussi. L’agriculture française, pénalisée à l’export, perdait en plus avec la fermeture des restaurants et des cantines un énorme marché. La distribution est alors devenue son débouché essentiel, tout comme elle l’est devenue pour l’élevage. Nous avons ainsi réussi à préserver ces filières. Aujourd’hui, alors que la crise n’est pas terminée, cette structure de dialogue, qui avait fait ses preuves, n’a pas été maintenue par le gouvernement, ce que je regrette profondément. Les pouvoirs publics jouent les agriculteurs contre les industriels, les industriels contre les distributeurs, se positionnent en gendarmes alors qu’ils devraient nous aider à prioriser les urgences et les opérations de solidarité.
Selon vous, qu’est-ce que cette crise a modifié chez le consommateur ?
D’abord, les consommateurs ont intégré la préoccupation sanitaire dans leurs comportements alimentaires. Il y a une réelle volonté de mieux manger, de privilégier les productions locales et donc de favoriser une agriculture responsable, qui utilise moins de pesticides. Encore faut-il être en mesure de vendre ces produits à des tarifs compétitifs ! Nous pensons qu’il est possible de résoudre cette équation, pour peu que chacun améliore son modèle. Le bio par exemple, a besoin de se moderniser, de se regrouper, d’adopter une véritable politique marketing pour acquérir plus de visibilité et devenir accessible au plus grand nombre. Ensuite, le rapport entre les entreprises et les consommateurs a complètement changé avec le numérique. Il faut donc créer un nouveau lien, apprendre à expliquer ce que font les entreprises, assumer notre positionnement et accepter le dialogue direct avec les consommateurs.
Vous estimez que l’Etat lui aussi a modifié son approche…
D’une manière générale, cette crise a consacré le retour de l’Etat.
Cela dit, je ne crois pas que nous assistions à une crise du libéralisme.
Ce que nous avons découvert, ce sont les limites d’un système uniquement libéral.
Cette crise montre que nous avons besoin de régulation. En ce sens, c’est une ère totalement nouvelle qui s’ouvre. La sortie de crise sera difficile, mais elle sera également porteuse d’opportunités.
A lire : « Les Essentiels de la République », aux éditions de l’Observatoire, 208 pages, 18 € (bénéfices reversés au Secours populaire français de Clichy-sous-Bois).
Le gouvernement a ouvert les vannes en mettant sur la table l’argent nécessaire pour que l’économie ne s’écroule pas”
Les consommateurs ont intégré la préoccupation sanitaire dans leurs comportements alimentaires.”