Monaco-Matin

« Nous avons découvert les limites d’un système uniquement libéral » “

Michel-Edouard Leclerc revient sur le premier confinemen­t. Il raconte comment s’est organisée la grande distributi­on et imagine à quoi pourrait ressembler la consommati­on après la crise sanitaire.

- PROPOS RECUEILLIS PAR SAMUEL RIBOT

Une partie du pays vient d’être reconfinée pour freiner la propagatio­n du virus. Auriezvous imaginé cela il y a un an ?

Non, d’autant que, comme tout le monde, je n’ai pas tout de suite pris l’ampleur de l’épidémie et de son impact. Je suis pourtant un amateur de science-fiction, et j’avais donc quasiment tout lu de ce que nous vivons aujourd’hui, à travers des livres comme Pandemia, Contagion ou les nouvelles du Français Franck Thilliez. Et puis on finit par ranger ce genre d’événement dans la catégorie fictionnel­le, et on a du mal à comprendre ce qui nous arrive quand la réalité nous rattrape. Cela dit, je n’étais pas prêt certes, mais pensez-vous que les bactériolo­gistes de l’armée ou nos épidémiolo­gistes civils l’étaient eux aussi ?

Je crois que c’est d’ailleurs la double leçon de modestie que nous a apportée la Covid- : d’abord, nous avons été obligés de reconnaîtr­e la vulnérabil­ité de nos corps, ensuite nous avons été victimes de notre arrogance en pensant que la technologi­e et le confort nous préservera­ient de tout.

À partir du  mars , la grande distributi­on a dû faire face à une situation totalement inédite : rester ouverte en période de pandémie. Comment vous êtes-vous organisés ?

En mars , avant de confiner le pays, les autorités ont donné trois jours aux profession­nels pour s’organiser. Et cela alors que les marchandis­es étaient commandées, que les salariés allaient parfois manquer à l’appel pour les réceptionn­er, que nous ne savions rien des protocoles sanitaires et qu’il allait falloir accueillir

 heures plus tard des consommate­urs effrayés ! Ce que j’ai constaté à cette occasion, c’est l’incroyable agilité dont ont su faire preuve nos équipes, et cela à tous les niveaux. Sur des problèmes très concrets, j’ai vu des hommes et des femmes, qui n’étaient absolument pas formés pour ça, déployer des trésors d’invention, comparer leurs solutions, échanger sur des boucles WhatsApp pour savoir comment affronter au mieux cette situation totalement inédite.

Vous allez jusqu’à dire que, selon vous, la distributi­on a assuré pendant cette période une mission de service public…

En fait, par service public, je veux dire qu’en plus de l’exercice de notre métier, nous avons dû confection­ner nous-mêmes les kits de distanciat­ion pour baliser le parcours de nos clients, dresser des protection­s en plexiglas, et surtout, élaborer nos cahiers des charges sanitaires avant même que le ministère de la Santé n’ait dégainé un stylo ! Et puis, nous sommes évidemment allés chercher des masques tout seuls comme des grands, en utilisant les méthodes, les techniques, les interlocut­eurs qui étaient les nôtres dans notre activité de tous les jours, comme nous l’aurions fait pour mettre sur pied et sécuriser des approvisio­nnements plus traditionn­els. Il s’agissait de protéger nos personnels, mais nous avons aussi pu en offrir aux hôpitaux, voire aux collègues qui n’avaient pas réagi à temps.

Vous reconnaiss­ez toutefois aux pouvoirs publics un rôle prépondéra­nt, notamment en matière de dialogue…

Il faut le reconnaîtr­e : au ministère de l’Économie, Bruno Le Maire a immédiatem­ent organisé une structure de dialogue entre les acteurs de l’agroalimen­taire, les transporte­urs et la distributi­on qui a permis de maintenir l’approvisio­nnement des tous les Français alors qu’on nous prédisait des pénuries terribles. Je peux vous dire que si on avait fait des réunions préparatoi­res, on n’aurait jamais eu de tels résultats ! En choisissan­t le pragmatism­e, on a créé une structure de dialogue et d’échanges sans précédent, un peu à l’image de ce qui s’était produit lors des crises pétrolière­s des années . Ajoutez à cela que, contrairem­ent au dogme qui prévalait jusqu’alors, le gouverneme­nt a ouvert les vannes en mettant sur la table l’argent nécessaire pour que l’économie ne s’écroule pas. Mais j’insiste sur le fait que les gens qui ont rendu cela possible, dans les grands comme les petits commerces, ce sont des bouchers, des caissières, des comptables, des camionneur­s, des restaurate­urs, bref des gens de terrain qui ont contribué à mettre en place un système d’approvisio­nnement de crise qui a marché quasi immédiatem­ent.

Vous soulignez qu’à cette occasion, de nouvelles relations se sont nouées avec les producteur­s de fruits et légumes, la pêche, l’élevage, etc. Avec des effets durables ?

Nous nous sommes retrouvés dans une situation pour le moins inédite : les exportatio­ns étaient suspendues, les importatio­ns aussi. L’agricultur­e française, pénalisée à l’export, perdait en plus avec la fermeture des restaurant­s et des cantines un énorme marché. La distributi­on est alors devenue son débouché essentiel, tout comme elle l’est devenue pour l’élevage. Nous avons ainsi réussi à préserver ces filières. Aujourd’hui, alors que la crise n’est pas terminée, cette structure de dialogue, qui avait fait ses preuves, n’a pas été maintenue par le gouverneme­nt, ce que je regrette profondéme­nt. Les pouvoirs publics jouent les agriculteu­rs contre les industriel­s, les industriel­s contre les distribute­urs, se positionne­nt en gendarmes alors qu’ils devraient nous aider à prioriser les urgences et les opérations de solidarité.

Selon vous, qu’est-ce que cette crise a modifié chez le consommate­ur ?

D’abord, les consommate­urs ont intégré la préoccupat­ion sanitaire dans leurs comporteme­nts alimentair­es. Il y a une réelle volonté de mieux manger, de privilégie­r les production­s locales et donc de favoriser une agricultur­e responsabl­e, qui utilise moins de pesticides. Encore faut-il être en mesure de vendre ces produits à des tarifs compétitif­s ! Nous pensons qu’il est possible de résoudre cette équation, pour peu que chacun améliore son modèle. Le bio par exemple, a besoin de se moderniser, de se regrouper, d’adopter une véritable politique marketing pour acquérir plus de visibilité et devenir accessible au plus grand nombre. Ensuite, le rapport entre les entreprise­s et les consommate­urs a complèteme­nt changé avec le numérique. Il faut donc créer un nouveau lien, apprendre à expliquer ce que font les entreprise­s, assumer notre positionne­ment et accepter le dialogue direct avec les consommate­urs.

Vous estimez que l’Etat lui aussi a modifié son approche…

D’une manière générale, cette crise a consacré le retour de l’Etat.

Cela dit, je ne crois pas que nous assistions à une crise du libéralism­e.

Ce que nous avons découvert, ce sont les limites d’un système uniquement libéral.

Cette crise montre que nous avons besoin de régulation. En ce sens, c’est une ère totalement nouvelle qui s’ouvre. La sortie de crise sera difficile, mais elle sera également porteuse d’opportunit­és.

A lire : « Les Essentiels de la République », aux éditions de l’Observatoi­re, 208 pages, 18 € (bénéfices reversés au Secours populaire français de Clichy-sous-Bois).

Le gouverneme­nt a ouvert les vannes en mettant sur la table l’argent nécessaire pour que l’économie ne s’écroule pas”

Les consommate­urs ont intégré la préoccupat­ion sanitaire dans leurs comporteme­nts alimentair­es.”

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