Monaco-Matin

« Le Tour de France c’était le Far West ! »

Ecrivain et passionné de sport, le Suisse Michael Perruchoud publie une série d’ouvrages sur les plus grands Tours de France depuis 1903. Un monde à part, où se mêlent la grande Histoire et la petite.

- PROPOS RECUEILLIS PAR SAMUEL RIBOT / ALP Savoir + Les plus grands Tours de France, éditions BSN-Press, 12,50 euros.

Pourquoi, au moment de parler des plus grands Tours de France, avoir choisi de commencer par les éditions de  et  ?

Parce qu’il s’agit de deux des éditions parmi les plus romanesque­s du Tour.

, c’est quelque chose d’exceptionn­el, avec un passage dans les Pyrénées absolument incroyable et un duel comme on n’en a jamais connu jusque-là, entre le Luxembourg­eois François Faber et le Français Octave Lapize. L’édition de , elle, n’est pas forcément la plus passionnan­te sur le plan sportif, mais c’est une course qui entrecrois­e les destins : celui du vainqueur Henri Pélissier, un homme violent qui finira abattu d’une balle par sa compagne, et celui de l’Italien Ottavio Bottechia, qui ne portait pas Mussolini dans son coeur, et qui sera vraisembla­blement tué par des milices fascistes alors qu’il roulait dans la campagne italienne…  marque aussi la bascule vers les Tours modernes et la stratégie de course grâce à un homme, Pélissier, qui inaugure cette nouvelle approche tactique. Cela change complèteme­nt la donne. On n’y va plus à fond « comme des bourrins » en voyant ensuite comment ça se passe selon le relief ou la forme du jour : désormais, c’est le coureur qui décide où, quand et comment il va attaquer.

Comment expliquer le succès populaire immédiat du Tour, qui se court pour la première fois en  ?

Il faut se replacer dans le contexte de l’époque : le public ne voit pas les coureurs, qui finissent souvent la nuit, on devine à peine à quoi peuvent ressembler les Pyrénées, qui sont alors assez peu accessible­s, les informatio­ns arrivent avec du retard et entretienn­ent cet aspect mythique, cette aura légendaire. Le Tour, à l’époque, c’est une épopée qui ressemble un peu à ce que nous connaisson­s aujourd’hui avec le Vendée Globe. Et puis il y a la mise en scène, assurée par Henri Desgrange et son journal L’Auto, qui organise l’épreuve…

Qui est vraiment Henri Desgrange et quel est son rôle ?

C’est un ancien cycliste, devenu journalist­e puis patron du journal L’Auto et créateur du Tour de France. Mais c’est surtout le grand ordonnateu­r, le scénariste du Tour, celui qui fait macérer le suspense, qui attise le feu et n’hésite pas à « flinguer » les coureurs dans ses articles.

Il a conscience qu’il dirige non seulement une course mais aussi un spectacle, qui doit contenter les lecteurs de L’Auto .Etpour cela, il est prêt à tricher avec la vérité sportive. Par exemple, en , alors qu’il a des accointanc­es avec le pouvoir italien, il verrait d’un très bon oeil une victoire italienne [à l’époque, les équipes sont nationales, NDLR]. Mais, cette année-là, les Belges sont très forts et règnent notamment sur les contre-la-montre par équipes, qui leur assurent une réelle supériorit­é.Desgrange, qui ne supporte pas cette réalité, décide brutalemen­t de supprimer tous les contre-la-montre ! C’est un scandale absolu, l’équipe belge abandonne le Tour, mais l’Italien Gino Bartali se blesse et un Français, Roger Lapebie, finit par remporter l’épreuve.

Le parfum de la petite de la petite et de la grande histoire plane constammen­t sur les récits de ces exploits sportifs… Les sportifs, de par leur caractère, leur manière de courir, sont le reflet de leur époque. La montée des nationalis­mes, le souvenir des tranchées, tout cela marque évidemment fortement les éditions de ces années-là. Et puis le cyclisme, c’est comme la boxe : un sport de pauvre, un sport du peuple qui crée des champions qui ne sont pas entourés et ne savent absolument pas faire face au succès, à la popularité. Ces gars-là, de quoi rêvent-ils à l’époque ? D’ouvrir un restaurant…

Et comme ils sont connus, ils vont laisser les gens ouvrir des ardoises, ils vont offrir des tournées qui ne seront jamais payées et leur affaire va péricliter. C’est ce qui fait que le cyclisme est le théâtre des destins brisés, des agonies, des trajectoir­es tragiques que l’on retrouve de François Faber, tué dans les tranchées de la Première Guerre à  ans, à Marco Pantani, qui mourra seul d’une overdose dans une chambre d’hôtel en …

Ces livres nous parlent aussi d’une époque sans oreillette, sans assistance, mais non dénuée de calculs…

Il y a à l’époque un lot d’incertitud­es absolument énorme. Rien n’est jamais gagné, une fourche peut se briser sur des routes qui sont dans un état lamentable, le règlement change tous les ans, les gens jettent des clous sur le parcours…

Il y a des ennemis du Tour que l’on surnomme « Les Apaches » et qu’on n’identifier­a jamais vraiment. Mais la menace est réelle : en , Géo Lefèvre et Alphonse Steinès, les deux lieutenant­s de Desgrange, font le parcours en voiture, pistolet au poing, prêts à tirer en l’air pour permettre au peloton de passer si cela s’avérait nécessaire. C’était le Far West !

À partir de quand le cyclisme est-il devenu un sport plus aseptisé ?

C’est venu petit à petit, mais le dopage à l’EPO a fait beaucoup de dégâts. On est passé d’un dopage de performanc­e, destiné à « faire des coups », à un dopage de récupérati­on, qui a créé la performanc­e sur la durée. Résultat, l’ordre de passage dans les cols est devenu immuable, le suspense a disparu. Ça a tué l’incertitud­e qui faisait le sel de cette course. Dans les années  et , les Tours se succédaien­t et finissaien­t par tous se ressembler, avec des équipes qui étaient devenues de véritables armadas contre lesquelles il était impossible de lutter.

Que lui faudrait-il pour renouer avec cette dimension épique ?

Il faudrait sans doute retirer un ou deux membres aux équipes, en les limitant à six ou sept coureurs. Ça remettrait de l’incertitud­e. Mais l’attrait pour le Tour, comme à chaque fois, peut renaître grâce aux coureurs. Or, nous avons une génération, avec les coureurs de classiques comme Alaphilipp­e, Van der Poel ou Van Aert, ou même les Bernal et Pogacar, qui a une autre logique de l’effort et qui va sans doute nous offrir de belles bagarres, nous éloigner enfin du spectacle ennuyeux de ces machines à rouler qu’on a connues ces dernières années.

Que reste-t-il aujourd’hui de ces Tours du début du XXe siècle ?

Les coureurs d’autrefois étaient forgés par la vie, les épreuves et par cette course démentiell­e. Tout s’est évidemment un peu lissé mais le Tour, avec cette répétition incroyable d’efforts, ces trois semaines de course, cette épreuve qui reste malgré tout un peu démesurée, garde la capacité de façonner des caractères assez incroyable­s, d’engendrer des scénarios improbable­s.

Le cyclisme est le théâtre des destins brisés”

Les gens jetaient des clous sur le parcours”

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