Monaco-Matin

« La solitude stratégiqu­e » de la France dans le monde

Pascal Ausseur, directeur de la Fondation méditerran­éenne d’études stratégiqu­es à Toulon, analyse la récente crise des sous-marins australien­s.

- PROPOS RECUEILLIS PAR P.-L. P. plpages@varmatin.com

Sous-directeur Asie-Pacifique à la Direction Générale de l’Armement entre 2012 et 2014, en charge notamment des exportatio­ns, Pascal Ausseur, directeur de la Fondation méditerran­éenne d’études stratégiqu­es à Toulon, connaît bien cette zone géographiq­ue où la Chine a des envies d’hégémonie. Il décrypte pour nous les conséquenc­es de la crise des sous-marins australien­s.

La volte-face des Australien­s qui optent finalement pour des sous-marins nucléaires américains a-t-elle une justificat­ion objective ?

Objectivem­ent, sur le plan stratégiqu­e et opérationn­el, c’est un choix de bon sens quand on observe la montée des tensions avec la Chine. La rupture par les Australien­s du contrat avec Naval Group n’est en effet pas un sujet industriel, mais stratégiqu­e. Les Australien­s, qui ont longtemps milité pour une dénucléari­sation de la région, ont fait sauter le tabou du nucléaire, et ce n’est pas anodin. C’est la démonstrat­ion que la menace que représente la Chine dans cette zone devient le facteur prioritair­e. Et face à cette menace, les Australien­s, en première ligne, font le choix d’un sous-marin nucléaire d’attaque plus performant que leur projet initial, probableme­nt de la classe Virginia américaine. Un sousmarin qui existe déjà et pour lequel ils peuvent espérer raccourcir les délais de livraison.

Qu’est-ce que cette crise dit de nos relations avec les États-Unis ?

Ça fait des mois que les Américains et les Australien­s négocient dans notre dos.

Mercredi dernier, lorsque Joe Biden a annoncé l’alliance AUKUS incluant la fourniture de sousmarins nucléaires à l’Australie, il a placé la France devant le fait accompli. La méthode est brutale et peu élégante, mais ce n’est pas une erreur d’analyse : Antony Blinken, le secrétaire d’État des États-Unis, connaît notre pays et savait l’impact en France d’une telle décision sans concertati­on. Cela montre que, face à la menace chinoise, les États-Unis resserrent les rangs autour de leurs alliés du premier cercle, ceux qu’ils considèren­t les plus fiables et qui appartienn­ent au groupe des « Five Eyes » : à savoir le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni, tous des pays anglo-saxons. Force est de constater que la France n’en fait pas partie. Par cette crise, la France prend conscience de sa solitude stratégiqu­e : différente des autres Européens et en dehors du club anglo-saxon. C’est une épreuve de lucidité.

La prise de conscience que vous évoquez peut-elle être une chance pour la France ?

Je le pense. La France est un acteur de l’indo-pacifique par ses territoire­s, sa population et ses espaces maritimes. Elle a des capacités militaires et industriel­les dans le domaine de la défense sans équivalent en

Europe. Il faut qu’elle construise sur ces atouts une stratégie adaptée à sa taille et à ses intérêts. Cela demandera bien sûr des efforts, notamment en augmentant son budget de la Défense, ce qui permettra de maintenir sa base industriel­le et technologi­que de défense sans être aussi dépendante des exportatio­ns d’armement, et lui garantira une véritable autonomie stratégiqu­e. Elle doit également s’appuyer sur des partenaire­s dans la région qui partagent sa vision de puissance d’équilibre. Je pense plus particuliè­rement à l’Inde, confrontée elle aussi à l’expansion de la Chine, mais qui ne souhaite dépendre ni de la Russie, ni des États-Unis. L’Europe est malheureus­ement incapable d’agir aujourd’hui comme un acteur stratégiqu­e dans cette région pourtant clé. Mais si la France s’en donne les moyens, elle peut, à son échelle, continuer de peser dans le monde et être un facteur d’entraîneme­nt.

En 2019, Emmanuel Macron avait déclaré l’Alliance atlantique «enétatdemo­rt cérébrale ». Cette crise est-elle un coup fatal porté à l’Otan ?

Aucun allié ne souhaite la disparitio­n de l’Otan. L’Alliance sécurise les Européens et permet aux Américains de fixer la Russie à moindre coût. En échange de quelques divisions, les États-Unis garantisse­nt une assurance vie et peuvent s’occuper de leur dossier prioritair­e : la Chine. À ce sujet, la fourniture de sous-marins nucléaires à l’Australie est un signal politique extrêmemen­t fort envoyé par Washington à Pékin. Elle matérialis­e leur recentrage en Asie et leur déterminat­ion à ne pas lâcher l’Australie qui devient en quelque sorte un porte-avions américain. Les étapes d’après pourraient être le Japon, la Corée du Sud, voire Taïwan. C’est une très mauvaise nouvelle pour les Chinois.

“l’Australie devient un porte-avions américain”

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Pascal Ausseur, directeur de la Fondation méditerran­éenne d’études stratégiqu­es.

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