Vendredi 2 octobre 2020, le jour où la « bombe météorologique » s’est abattue sur nos vallées
Octobre rouge
« Le 2 à l’aube, on est sur le pied de guerre. » Guerre, le mot n’est pas trop fort. Ce 2 octobre 2020, un bombardement climatique va s’abattre sur le haut pays niçois. Jean Giudicelli en est alors le commandant au Sdis 06 (Service départemental d’incendie et de secours). Ce sapeur-pompier chevronné est en alerte. La redoutable tempête Alex débarque dans les Alpes-Maritimes en provenance du Finistère. Des renforts sont déjà là. « Toutes nos casernes sont armées, prévenues d’un épisode météo d’intensité exceptionnelle. Mais on ne pouvait pas imaginer ce déchaînement titanesque des éléments… » Imaginer, non. Anticiper, oui. La Côte d’Azur a retenu les leçons du passé. 2015, 2019 : plusieurs épisodes méditerranéens l’ont déjà endeuillée. Ce vendredi 2 octobre, elle est en alerte rouge pluie, crues et inondations. Alors les écoles restent fermées. Décision du préfet Bernard Gonzalez prise la veille. Tant pis si certains raillent un excès de zèle. Car ce matinlà, sur le littoral, il pleut, sans plus. Pour l’instant.
Mais les précipitations s’intensifient. La menace monte. Le préfet évoque une situation «grave» . À midi, il ordonne la fermeture des grands centres commerciaux proches de l’embouchure du Var. Le fleuve est en crue. Saint-Laurent-du-Var fait évacuer sa zone industrielle. La « bombe météorologique », comme le qualifiera Météo France, va frapper.
État d’alerte
15 h. Au PC de crise basé en préfecture, la tension bondit de trois crans. Les premiers messages d’alerte descendent de la Vésubie. « Une personne aurait été emportée depuis un pont à Saint-Martin-Vésubie », se souvient Jean Giudicelli. Il prend alors le commandement des opérations de secours dans la Vésubie. « Je décide de m’engager sur site. Très vite, je réalise que l’événement est d’ampleur particulièrement élevée. Je vois des coulées de boue, la Vésubie déjà haute… »
Un groupe de sauvetage en eau vive du Gard part au front avec lui. La bataille ne fait que commencer.
Dans la Roya voisine aussi, l’eau monte vite, très vite. Et l’angoisse avec. L’adjudantchef David Garcia, alors commandant de la brigade de Tende, apprend que ses collègues de Breil multiplient les interventions. « Puis tout se déplace sur le secteur nord. Ça s’aggrave. On commence à voir des poteaux arrachés, des lignes électriques qui prennent feu, des cascades d’eau sur les routes, des branches et des objets qui volent… »
Un morceau de tôle vient lui balafrer le visage. Il se fait recoudre aussitôt. Bilan : sept points de suture.
Black-out total
16 h. Situation critique dans la haute Roya. « On revient tous sur le terrain. À partir de là, on a vraiment enchaîné les interventions », raconte David Garcia. Problème : la vallée se retrouve coupée en deux. Les gorges de Paganin sont prises au piège. Des automobilistes aussi. « On a réussi à les dégager in extremis, aux endroits où il y a eu des ruptures de routes. » Désormais, les deux brigades de la Roya ne peuvent compter que sur elles-mêmes.
« On était totalement privés de communication. On ne savait absolument pas ce qui se passait à Saint-Martin-Vésubie, ni même dans le bas de la vallée. On s’est adaptés. »
À l’heure de la 5G, plus de réseau, plus de téléphone. Dans la Vésubie aussi, les secours vivent une grande première : « Un vrai black-out de communication. Une perte totale de repères. On se retrouve dans une espèce de bulle, avec l’impression de revenir au Moyen Âge, de travailler à la bougie », témoigne Jean Giudicelli. Mais dehors, Alex n’attend pas. La Vésubie, le Boréon se muent en monstres furieux, gorgés de rochers, d’arbres et de débris. Ils dévorent les terrains, avalent les maisons, et même les cuves d’une station-service. Des trombes d’eau s’abattent sur Venanson, Roquebillière, Saint-Martin. Dans des conditions dantesques, les sapeurs-pompiers s’efforcent de mettre en sécurité « un maximum de personnes à la mairie ».
Depuis Nice, le préfet a activé le plan de sauvegarde communal. Vésubie, Roya et Tinée sont en état d’alerte maximal.
Secourus in extremis
Héroïques secours. Stoïques dans la tempête. Mais conscients de l’urgence vitale. « Un hélico, il nous faut un hélico ! » Impossible de les appeler à la rescousse : outre les communications HS, le plafond nuageux est trop bas. Il faudra faire sans.
19 h. L’adjudant-chef Garcia et un agent des routes escaladent la montagne pour rejoindre 17 naufragés et une policière municipale, bloqués à Vievola, sur la route du col de Tende. « On porte les gens avec de l’eau jusqu’à la taille. Dont un petit transi de froid, qui hurle. Au moment où on sort les deux
dernières personnes, la route s’effondre et les voitures tombent dans la Roya… Là, on réalise que cet événement est du jamais-vu. Que ça devient très chaud, vu la furie de la Roya. » Plus tard, David Garcia apprendra que ses hommes ont évacué 80 résidents de l’Ehpad de Tende, rongé par les flots. Même abnégation dans la Vésubie. Les sapeurs-pompiers bravent le déluge, les routes barrées, l’eau qui fait trembler le sol « avec une violence inouïe », se souvient Jean Giudicelli. Il en est sûr : « Les actions de sauvetage et de mises en sécurité dans la Vésubie ont sauvé des centaines de personnes. »
Mais les secours le savent : même avec mille précautoins, le danger reste latent. Pour eux aussi.
Vies englouties
À Saint-Martin-Vésubie, les casernes du Sdis et de la gendarmerie sont à terre. Le patron des gendarmes locaux est lui-même emporté par les flots. Il parvient à s’en extraire et à trouver refuge pour la nuit. À Tende, la voiture de David Garcia est happée par la Roya. Il doit la vie à «lamaîtrise extraordinaire » de l’agent des routes, qui parvient à l’immobiliser contre un muret. Il prendra quelques instants pour enregistrer une vidéo pour ses enfants. Au cas où… Début de soirée. Des sapeurspompiers partent vers Roquebillière, en reconnaissance et en quête de réseau. Parmi eux, le commandant Bruno Kohlhuber et le pompier volontaire Loïc Millo. Soudain, stupeur. À la Bollène-Vésubie, la route se dérobe sous leurs roues, sous les yeux de leurs collègues. « C’était l’accident imprévisible, soupire le commandant Giudicelli, encore marqué. On l’apprendra un long moment après. On est tous abasourdis. On perd deux frères d’armes dans la bataille. Deux héros. Mais on doit continuer ; les gens ont toujours besoin de nous. » Les secours sauvent nombre de vies. Mais ne peuvent étancher la soif meurtrière d’Alex. À Roquebillière, les octogénaires Josette et Léopold Borello sont emportés dans leur maison, sous les yeux impuissants des secours et de notre reporter Grégory Leclerc. Ses images de la maison cernée par les flots deviendront emblématiques de la tempête. Au col de Tende, le berger Armand Giordano réchappe à la mort, mais voit partir son frère Joseph. Alex fera 18 victimes. Huit d’entre elles n’ont pas été retrouvées.
Le salut des airs
3 octobre 2020, 6 h du matin. La pluie a enfin cessé. Le soleil se lève sur les vallées groggy. Les habitants sortent de leur maison ou de leur refuge nocturne. Incrédules, ils découvrent un tableau d’apocalypse. Ils ne reconnaissent plus ces paysages si familiers. Pour les secours, ce soleil, « c’est une fenêtre de tir qui nous permet de lancer toutes les forces dans la bataille » ,explique le commandant Giudicelli. Go, go, go ! Les renforts affluent. Les hélicos décollent. Les évacuations débutent. L’aéroport Nice Côte d’Azur orchestrera des centaines de rotations aériennes. Mission prioritaire : acheminer des secours, de l’eau et des médicaments. Et amener les sinistrés sur le littoral. Un bon millier de sapeurspompiers est déployé. Professionnels, volontaires, tous « forcent le respect », insiste Jean Giudicelli. Ils reçoivent des renforts précieux du PGHM, des militaires de l’UIISC, d’équipes cynophiles de la France entière. « Ça a été titanesque. L’engagement a été sans faille pendant des semaines. Cet événement climatique fera date dans la sécurité civile française. On a fait face à quelque chose que personne n’avait jamais vu auparavant ! Malgré tout, on a su réagir très rapidement. »
En reconstruction
11 h. Au prix de cinq heures de crapahutage en montagne, David Garcia regagne Tende. Il découvre « un village dévasté », « des gens hagards qui errent au niveau de la gare ». Dans la Roya coupée du monde, silence. Les hélicos se font attendre. Les premiers n’atterriront que deux jours après la tempête. Une profonde blessure pour ses habitants, qui passeront 48 h chrono en mode survie. David Garcia songe à eux, depuis la Lorraine où il vit depuis. Sa blessure, à lui, reste visible sur son visage. « Ça fait partie de mon histoire… » Désormais, ce Niçois de 40 ans
est sur le qui-vive dès qu’il pleut. Comme tant d’autres, comme les vallées, il a dû penser à se reconstruire. Mais ce qu’il retient, ce sont des noms. Ceux de ses frères d’armes. Romain, Quentin, Gabriel, Benoît… Ces gendarmes locaux ont enchaîné des missions dignes d’un théâtre de guerre. Comme les pompiers, comme l’ensemble des forces de secours qui ont répondu à la « bombe météo ». C’est à eux, aussi, que les vallées doivent d’être encore debout aujourd’hui.