Monaco-Matin

« Pas de République unie sans égalité des chances »

Invitée de ces Entretiens de Nice et future co-présidente de ceux de Royaumont, la ministre Élisabeth Moreno voit dans le déterminis­me social un danger pour notre pays.

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCK LECLERC fleclerc@nicematin.fr

Àl’image d’un CV long comme le bras – Dell, Lenovo, Hewlett-Packard – sa mission au sein du gouverneme­nt est éminente. Égalité entre les femmes et les hommes. Diversité. Égalité des chances. Du Cap-Vert au ministère, Élisabeth Moreno est l’illustrati­on de ce que la méritocrat­ie peut faire de mieux. Ainsi, aux Entretiens de Nice, la ministre évoquera cette méritocrat­ie, thème retenu pour les futurs Entretiens de Royaumont qu’elle coprésider­a.

Pourquoi avoir accepté de coprésider cette e édition des Entretiens de Royaumont au mois de décembre ?

Avoir aujourd’hui un endroit où débattre à bâtons rompus, où faire jaillir de nouvelles idées, où partager nos conviction­s, c’est extrêmemen­t important. Cet espace de parole que nous offrent les Entretiens de Royaumont me paraît essentiel. Et caractéris­tique de cet esprit français qui peut sembler parfois atrophié, tant le débat public s’est électrisé et s’effiloche, notamment avec les réseaux sociaux. Prendre le temps pour des pensées complexes plutôt que des « punchlines », c’est une opportunit­é extraordin­aire. Je trouve très intelligen­t de la part de Jérôme Chartier, le fondateur de ces Entretiens, d’avoir mis la méritocrat­ie au coeur de cette édition. Et encore plus intelligen­t d’avoir choisi un binôme à la fois femme-homme et politique-chef d’entreprise. Mon coprésiden­t Eric Scotto, directeur général d’Aktuo Energy, fait rayonner la France au niveau internatio­nal.

Qu’a fait concrèteme­nt le gouverneme­nt pour l’égalité des chances ?

Si je n’avais pas eu la chance de bénéficier de l’école de la République, je ne serais probableme­nt pas en train de vous parler en qualité de ministre. L’éducation est la première chose à laquelle ce gouverneme­nt s’est attelé. Pour offrir les mêmes chances, au départ, à tous les enfants, d’où qu’ils viennent. Quand JeanMichel Blanquer a dédoublé les classes de CP et CE, puis les grandes sections de maternelle, dans les réseaux d’éducation prioritair­e, c’était une manière de permettre aux enseignant­s de passer plus de temps avec celles et ceux qui en ont le plus besoin. Le dispositif « devoirs faits », c’est la même chose. Mes parents étaient tous deux illettrés et c’était une véritable galère pour

« Casser les rêves, les possibilit­és, les ambitions, c’est dangereux pour notre pays », souligne la ministre Élisabeth Moreno.

moi que de faire mes devoirs. D’autant que, étant l’aînée, je ne pouvais compter sur personne. Ce temps d’étude gratuit, en dehors des heures de classe, pour les collégiens volontaire­s, c’est fondamenta­l. Il y a aussi le « plan mentorat ». Dans une société qui se mélange de moins en moins, où la mixité sociale disparaît, qu’est-ce qui permet à un enfant issu d’une zone rurale ou d’un quartier défavorisé d’apprendre les codes de ce monde ? Un mentor. Le président de la République en veut   d’ici à la fin de l’année prochaine. Enfin, la scolarité obligatoir­e à trois ans. Pour apprendre, fréquenter d’autres personnes, connaître un environnem­ent différent. Je ne voudrais pas vous faire un inventaire à la Prévert, mais un autre point me vient à l’esprit : les « vacances apprenante­s ». Pour consolider les apprentiss­ages tout en contribuan­t à l’épanouisse­ment des enfants à travers des activités culturelle­s, sportives et de loisirs.

Quelle place, quel poids pour les territoire­s dans ce travail ?

L’objectif fixé par le Premier ministre, c’est que l’égalité des chances ne s’applique pas seulement dans les grandes villes. On vient de débloquer un million d’euros pour aider les femmes dans les zones rurales. Les aider à s’émanciper économique­ment, les aider aussi pour l’accès au droit. S’y ajoute la lutte contre les violences intrafamil­iales ou conjugales. Dans notre pays, un féminicide sur deux survient en zone rurale, alors que  % seulement des Français y résident. Ce taux est énorme. Pourquoi ? Parce que la promiscuit­é y est plus grande, tout le monde se connaît, les femmes n’osent pas parler, elles sont isolées, ont des difficulté­s avec la mobilité et n’ont pas forcément accès à tous les dispositif­s, ou ne les connaissen­t pas.

La méritocrat­ie fonctionne aujourd’hui ?

Oui ! Fonctionne-t-elle aussi bien qu’on le voudrait ? Définitive­ment non. Mais je suis quelqu’un de très lucide, humble et pragmatiqu­e. Beaucoup de nos concitoyen­s pensent que l’instrument méritocrat­ique est cassé parce que la mobilité sociale est un peu ankylosée. Une étude de l’OCDE montre qu’il faut six génération­s à un enfant d’ouvrier pour espérer accéder au niveau cadre moyen. Cent quatreving­ts ans ! Casser les rêves, les possibilit­és, les ambitions, c’est dangereux pour notre pays. Ce déterminis­me social est l’antithèse de l’idée républicai­ne d’émancipati­on. Certains parlent d’équité, en tout cas il s’agit de rééquilibr­er des inégalités de naissance qui, parfois, s’accumulent tout au long de l’existence. La multiplici­té de notre France plurielle doit pouvoir se déployer pleinement. Dans tous les domaines et à tous les échelons. Quand on interroge les jeunes sur leurs préoccupat­ions, ils évoquent systématiq­uement l’environnem­ent, mais aussi les inégalités sociales, y compris chez ceux d’entre eux qui n’en souffrent pas. C’est donc une condition sine qua non pour que notre République soit unie.

Il ne vous a fallu qu’une génération. Pourtant, l’égalité des chances n’était pas vraiment de votre côté…

Une seule génération, mais que de sueur ! J’ai énormément travaillé. La première fois que j’ai foulé le sol français, j’avais sept ans. Je vous laisse imaginer la peur qui était la mienne, mais aussi tout cet espoir que nous avions à notre arrivée. J’ai eu la chance qu’une institutri­ce se montre extraordin­airement bienveilla­nte à mon égard. Elle m’a prise sous son aile et m’a donné l’envie d’apprendre. Plusieurs décennies après, quand je croise des enfants qui ressemblen­t à la petite fille que j’étais à l’époque, et qu’ils me disent ne plus y croire, je leur réponds que non, il n’y a pas de fatalité. Je passe du temps à leur raconter mon histoire, à leur expliquer que la République leur ouvre les bras. Notre destin nous appartient et nous avons une responsabi­lité collective d’aider individuel­lement chacun à réussir. Je suis heureuse de participer à ces Entretiens car il y aura dans la salle des personnes qui ont le pouvoir de changer les choses.

Qu’est-ce qui a fait la différence, vous concernant ?

Quand je suis entrée en politique, de nombreux journalist­es ont parlé de moi comme d’une illustre inconnue – « on ne sait pas d’où elle vient » – alors que j’étais l’une des rares femmes à la tête d’une entreprise technologi­que mondiale. Des profils comme le mien, j’en ai une palanquée, sauf qu’on ne met pas la lumière sur eux. Quant à moi, ce qui a fait la différence ? D’abord, j’ai beaucoup aimé les études et je continue d’apprendre, encore aujourd’hui. Ensuite, le travail. Il ne faut pas donner aux gens l’impression que l’on peut rester couché dans son lit ou avachi dans son canapé et que les choses vont tomber du ciel. En revanche, oui, on peut partir de rien et réussir à faire quelque chose de sa vie.

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Ce déterminis­me social est l’antithèse de l’idée républicai­ne d’émancipati­on ”

Ce ministère est une autre responsabi­lité importante. À quelle condition estimerez-vous avoir rempli votre mission ?

Ma mission ne sera jamais, jamais, jamais remplie tant que l’égalité des chances ne sera pas une réalité concrète pour tous. Je me bats au quotidien pour donner confiance et espoir à notre jeunesse. Une nation dont la jeunesse se désespère n’est pas une nation qui va bien.

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(Photo Amélie Marzouk)

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