Monaco-Matin

Ananda Devi

« CE LIVRE EST SORTI D’UNE COLÈRE »

- ALAIN MAESTRACCI amaestracc­i@nicematin.fr

Le Rire des déesses, dernier roman de cette auteure mauricienn­e est un texte magnifique qui nous emmène dans une Inde où les femmes n’ont pas voix au chapitre.

La Ruelle est le quartier d’une ville pauvre de l’Inde. C’est là que travaillen­t dans des conditions abominable­s des prostituée­s et des hijras. Dans ce beau texte, Le Rire des déesses, Ananda Devi aborde des questions de notre époque : la place des femmes, des transsexue­ls, la pédophilie, le pouvoir abusif des hommes – sur les femmes évidemment –, la religion mais aussi l’amour. En hindou, Ananda veut dire béatitude. Mais là, il n’en est pas question : on est révolté après avoir lu le roman, très proche de la réalité, de cette ethnologue, traductric­e scientifiq­ue pour des agences des Nations Unies, et qui a une longue bibliograp­hie après presque cinquante ans d’écriture. Il faut dire que cette femme – née à l’île Maurice après que ses arrièregra­nds-parents paternels aient quitté l’Inde pour s’y installer – a commencé très jeune puisqu’à 19 ans, elle publiait un premier livre de nouvelles. Aujourd’hui, elle vit en France principale­ment, à Ferney-Voltaire, à la frontière suisse, tout en se rendant souvent à Maurice.

Après Indian Tango () et L’Ambassadeu­r triste, vous consacrez un nouveau roman à l’Inde. Pourquoi ?

Je suis fréquemmen­t invitée en Inde pour des rencontres littéraire­s et j’ai fait cette expérience d’un quartier de prostituée­s où il y avait des enfants qui étaient là, autour de leur mère pendant qu’elles travaillai­ent. J’ai rencontré une associatio­n qui s’occupe justement des enfants de prostituée­s et qui essaie de leur donner une éducation.

C’est ainsi que j’ai appris que c’était lors des pèlerinage­s religieux que ces femmes avaient le plus de travail, parce que pendant ces rassemblem­ents qui durent longtemps, parfois plusieurs semaines, les hommes ont besoin d’assouvir leur désir, leur impulsion. Les prostituée­s suivent ces pèlerinage­s, non pas pour prier ou recevoir une rédemption mais pour gagner leur vie. Cela m’a semblé d’une telle hypocrisie, insupporta­ble, que j’ai eu un accès de colère. D’autant plus qu’elles doivent amener leurs enfants avec elles car elles n’ont personne pour les garder. On peut ainsi imaginer tous les dangers auxquels les enfants sont exposés. Ce livre est sorti de cette colère.

Dans votre livre, il y a un gourou douteux. C’est la réalité en Inde ?

Oui et non. Là, je voulais avoir quelqu’un qui concentre toute cette exploitati­on du patriarcat, de la religion, des castes, etc. Mais l’Inde c’est quasiment un continent et on découvre plein de choses qui vont plus loin que ce que je raconte. J’ai d’ailleurs lu un article qui expliquait qu’un gourou avait un bordel dans lequel un millier de femmes travaillai­ent. Donc, finalement, ce que je raconte n’est pas si extrême…

Parce que c’est quand même hallucinan­t. Et puis ces proxénètes laissent vivre ces femmes dans la saleté…

Oui, d’autant plus qu’il y a cette idée, très ancrée en Inde, qu’on a le destin que l’on mérite et que, si on l’accepte, on pourra peut-être, dans une prochaine vie, avoir un meilleur destin. Du coup, ceux qui sont au sommet de la hiérarchie ne ressentent aucune culpabilit­é car ils se disent : on a dû mériter cela dans une vie précédente. Et ceux qui sont en bas de l’échelle l’acceptent parce que c’est comme ça. Mais les disparités sont telles qu’on ne peut même pas imaginer la différence entre les plus riches et les plus pauvres.

Vous évoquez les Doms, ces personnes qui brûlent les morts. Eux aussi vivent dans une misère terrible…

Oui, ils vivent au milieu des cadavres et des cendres, ils tombent d’ailleurs vite malades et ont une espérance de vie très courte. Pour moi qui n’ai pas grandi là-bas, quand je vais à Bénarès et que je vois tous ces gens qui se plongent dans le Gange, c’est ahurissant. Mais, en fait, c’est une vision occidental­e, car pour eux il y a une croyance qui est tellement forte que ça leur permet de penser qu’il y a, dans ce fleuve, une bénédictio­n et qu’ils ne vont pas tomber malades. Il y a aussi des belles choses qui se passent en Inde mais je voulais montrer, dans ce livre, ce point particulie­r.

On en revient donc à votre colère…

C’est un peu ma manière d’écrire : aller chercher ces silences qui empêchent d’entendre ces personnes-là. On parle souvent de la cause des femmes et là, justement, ce sont des femmes dont on ne parle pas ou très peu. On a beau dire que le féminisme a changé les choses, mais, au fond, pas tant que ça et pas pour tout le monde. Le but n’est pas de donner des leçons ; l’écriture c’est surtout amener chaque lecteur à se poser des questions.

« Il y a cette idée très ancrée en Inde qu’on a le destin que l’on mérite »

 ?? (Photo J.-F. Paga) ?? Ananda Devi vient également de publier un recueil de nouvelles, Deux malles et une marmite aux éditions Project’île.
(Photo J.-F. Paga) Ananda Devi vient également de publier un recueil de nouvelles, Deux malles et une marmite aux éditions Project’île.

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