Monaco-Matin

Franquin par Numa Sadoul « C’EST FOU, CETTE MODESTIE-LÀ »

Comédien et spécialist­e de la BD, le Cagnois Numa Sadoul réédite son livre référence d’entretiens avec Franquin dans une nouvelle mise en forme réalisée par la fille du géant du 9e art.

- AMÉLIE MAURETTE amaurette@nicematin.fr

Régulièrem­ent citée quand on parle de Franquin, la somme signée Numa Sadoul n’était plus disponible depuis belle lurette. Sauf à débusquer une édition au hasard d’une enchère en ligne, impossible donc, de se plonger dans la fascinante psyché d’un des maîtres de la BD, André Franquin ayant été plutôt avare en interview. Cet exploit, faire parler le papa du Marsupilam­i et de Gaston Lagaffe, le Cagnois Numa Sadoul y était parvenu. Entré en contact avec lui en 1971, alors étudiant à l’université de Nice, le futur spécialist­e de BD et homme de théâtre avait réalisé de longs entretiens avec lui en 1985, dans le Var. À Callian, là où le dessinateu­r belge avait une maison. Numa Sadoul en tirera une bible pour franquinop­hiles, Et Franquin créa la gaffe, parue en 1986, qui vient d’être rééditée chez Glénat et complèteme­nt remise en forme par Isabelle Franquin, la fille du dessinateu­r.

Pourquoi avoir attendu autant pour rééditer ces entretiens ?

Pour des histoires d’ayants droit. Quand ce livre est paru il y a 36 ans, André Franquin était vivant. Quand il est mort [le 5 janvier 1997 à SaintLaure­nt-du-Var, ndlr] ça a été plus compliqué, il y a eu sa veuve, puis sa fille, et on n’était pas d’accord sur la manière de faire…

Qu’est-ce qui a changé ?

Je me suis entendu avec la fille d’André Franquin, en la laissant responsabl­e de la fabricatio­n. Elle a remis le livre en page à sa façon, a rajouté une annexe sur laquelle elle a fait un gros travail. Elle a retiré les témoignage­s des collègues qui intervenai­ent et les croquis qui étaient dans les marges, plutôt drôles… Elle a changé l’iconograph­ie, ce qui est un plus. Son idée, c’était que chaque fois que Franquin parle de quelque chose, on puisse voir de quoi il s’agit.

Vous vouliez ajouter des interviews ultérieure­s…

Oui, j’ai dix ans de mise à jour ! Jusqu’à sa mort en fait. Mais sa fille n’a pas souhaité les mettre.

L’objet d’un autre livre ?

J’espère bien. Un autre livre dans lequel on pourrait mettre ce qui a été retiré du premier.

Franquin ne parlait pas…

Pas trop. Il n’aimait pas se mettre en valeur, en avant. C’est fou, cette modestie à ce stade-là.

Racontez-nous le piège varois derrière ces entretiens-là…

(Rires) Quand j’ai fait mon livre avec Hergé, le premier que j’ai publié, en 1974, j’ai tout de suite pensé en faire un avec Franquin, qui était déjà un ami. Je lui ai fait des demandes, il disait : ‘‘Pas question, je n’ai rien à dire, je suis nul’’... Au bout de dix ans, sa femme m’a dit qu’on pouvait le piéger, qu’en le mettant devant le fait accompli il n’oserait pas… Un jour, ils étaient en vacances à Callian et elle m’a dit : ‘‘Viens déjeuner, apporte ton matériel et on verra’’. J’ai pris un magnétopho­ne, des cassettes, une malle avec tous les albums de Franquin… A l’heure du café, elle dit : ‘‘On vous laisse parce que vous avez du travail’’. Franquin a été surpris mais il a compris et il a joué le jeu.

Pour vous c’est, avec Moebius, l’un des deux piliers de la BD franco-belge. Pourquoi ?

Graphiquem­ent d’abord, c’est un génie, du dessin, du rythme, du mouvement. Il a inventé une BD qui bouge, qui court, qui s’écroule sans arrêt. Il a inventé une mise en couleur très poétique aussi. C’est un virtuose. Là-dessus, il a plaqué ses idées, son côté anarchiste, sa haine du mensonge et des fauxsembla­nts, de l’armée et des parcmètres… Son amour de la nature et des animaux.

Il dit qu’il ne fait pas de politique mais il fait tout l’inverse, de Gaston aux Idées noires…

Absolument ! C’est exactement ce qu’il a fait et c’est beaucoup plus fort comme ça, sans vouloir. S’il s’était dit ‘‘Je vais délivrer un message’’, on aurait senti le truc et ça ne serait pas passé.

Y avait-il une feinte, une posture ?

Non, pas de posture. Il était toujours sincère. Il était dépressif en plus, il avait tendance à se déprécier et à trouver que tout ça ne valait pas le coup. Il m’a beaucoup parlé de ça d’ailleurs.

Autre paradoxe, ne pas vouloir parler et se livrer autant ?

C’est vrai. Dans les complément­s qui ne sont pas dans ce livre, je lui reparle de notre échange et je lui demande si ça n’a pas agi comme une psychanaly­se, il me dit : ‘‘Non, ce qui a agi, ce sont les médicament­s’’. Mais c’est vrai qu’il avait tout lâché dans cette interview. Ce livre est mon préféré parmi tous mes livres d’entretiens, parce que nous étions amis et que nous avons pu aller loin dans l’échange.

Comment l’aviez-vous rencontré ?

J’ai fait une maîtrise ici à Nice, en 1971, et j’ai contacté tous ces gens-là. Hergé, Franquin, Moebius, Fred… Ils ont été surpris, parce qu’à l’époque personne à l’université ne s’intéressai­t trop à eux. Ils m’ont tous répondu gentiment… C’est comme ça que j’ai créé des liens.

Quand vous lui demandez ce qu’il pense de l’évolution de la BD vers les arts, il n’est pas pour…

Non, il voulait garder le côté enfantin, innocent, de la BD.

36 ans plus tard, alors que Catherine Meurisse vient d’être élue à l’Académie des BeauxArts, auriez-vous aimé lui reposer la question ?

Il aurait dit la même chose ! La BD a beaucoup évolué c’est vrai, les auteurs aussi. Ils le savent maintenant, qu’ils font de l’art… Parfois même un peu trop.

L’éditeur Dupuis et la fille de Franquin sont en conflit sur la reprise des aventures de Gaston. On devrait connaître la décision de justice bientôt. Qu’est-ce que vous en dites, vous ?

C’est compliqué. Franquin a dit tout et son contraire. Il a dit : ‘‘Je ne veux pas qu’on continue mais je serai mort, donc je m’en fous’’... Ça peut être interprété comme on veut ! Je ne suis pas contre les reprises à condition qu’elles soient intelligen­tes et originales, si on reprend pour faire la même chose, ce n’est pas intéressan­t. Le travail de Delaf est très beau mais on lui a dit de faire du Gaston de l’époque… C’est un grand talent Delaf, ça fait cinq ans qu’il bosse là-dessus, c’est dommage que son talent soit utilisé en copié-collé alors qu’il aurait pu faire une oeuvre originale. Franquin a dit qu’il ne souhaitait pas qu’on continue après lui, je crois qu’il faut respecter la volonté de l’auteur même si ça embête plein de gens et que ça n’arrange pas l’éditeur.

« Il a inventé une BD qui bouge, qui court, qui s’écroule »

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(Photo A. Ma.) Numa Sadoul lors de sa dédicace à la librairie BD Fugue à Nice.

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