Monaco-Matin

Jean-Pierre Elkabbach : « N’ayez pas peur d’oser ! »

À 85 ans, le journalist­e publie son autobiogra­phie, « Les Rives de la mémoire ». Il revient sur sa traversée du désert, dévoile ses blessures et un humanisme inattendu – loin des caricature­s.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LIONEL PAOLI lpaoli@nicematin.fr ◗ Les Rives de la mémoire, par Jean-Pierre Elkabbach, éditions Bouquins. 22 euros, 462 pages.

Cela fait plus de soixante ans qu’il refuse de se taire. Du général de Gaulle à Emmanuel Macron, Jean-Pierre Elkabbach a connu tous les présidents de la Ve République. Sa carrière embrasse les pleins et déliés de notre époque. Pourtant, le journalist­e ne se résout pas à conjuguer son parcours au passé. À 85 ans, il reste attentif aux tourments de ce siècle. Convaincu que « le passé peut éclairer le présent, et même annoncer l’avenir ».

Qu’est-ce qui vous a poussé à raconter votre itinéraire ?

Je crois qu’à travers mon histoire, les jeunes d’aujourd’hui peuvent se retrouver et, peut-être, apprendre à placer l’espoir avant le mépris. Moi qui ne suis ni un héritier, ni un aristo, je veux leur dire : « Chacun peut construire son destin. N’ayez pas peur d’oser ; faites un pacte avec l’audace. » C’est l’addition de toutes mes rencontres, de tous mes deuils, de toutes mes épreuves qui a fait de moi ce que je suis.

Vous avez perdu votre père à l'âge de douze ans. Grandir sans lui à Oran, dans les années cinquante, c'était difficile ?

Ça l’était d’autant plus qu’une forme de pauvreté s’est ajoutée à ce drame. Ma mère n’était pas armée pour vivre sans son mari. Elle a dû tout apprendre. [Silence] Avec mon frère et ma soeur, nous l’avons élevée en même temps qu’elle nous a éduqués.

C'est à cette époque, écrivezvou­s, lorsque la « pauvreté [vous] dictait ses lois », que vous avez commencé à « vraiment voir les Algériens »…

J’ai pris conscience de l’injustice qui les frappait. Si un musulman recevait une claque d’un Français, et qu’il allait se plaindre au commissari­at, les flics lui en donnaient une autre ! Ça ne pouvait pas durer comme ça…

Vous étiez favorable à l'indépendan­ce ?

Au début, je pensais que les communauté­s pourraient vivre ensemble. Mais les violences des deux côtés ont réduit à néant toute chance de cohabitati­on. Je me souviens d’un attentat contre des soldats français en 1956. En représaill­es, les boutiques de pauvres vieux Algériens ont été détruites. Cela m’a profondéme­nt choqué !

En ce temps-là, le théâtre était votre passion. Vous regrettez de ne pas être devenu comédien ?

Je voulais être tragédien. J’ai pris des cours et je me suis retrouvé sur scène pour jouer Oreste. Après la représenta­tion, on m’a conseillé de m’orienter vers le comique. Vexé, j’ai laissé tomber ! [Il rit] Le théâtre n’a pas perdu grand-chose.

Après votre départ d’Algérie, vous devenez journalist­e. À 38 ans, vous dirigez la rédaction d'Antenne 2. On vous reproche alors la brutalité de vos méthodes…

Quand je suis arrivé, la rédaction était en train de sombrer.

Une personnali­té comme Roger Gicquel, qui présentait le 20-Heures sur TF1, écrasait notre chaîne ! Il y avait des clans, des petits groupes qui défendaien­t leurs propres intérêts. J’ai mis de l’ordre. Les mafias, je les ai cassées ! Et j’ai donné leur chance à des jeunes que j’ai fait venir, notamment, de France Inter.

Quel était votre degré d'indépendan­ce vis-à-vis des pressions politiques ?

Il était bien plus grand qu’il ne l’a été après l’élection de Mitterrand ! Les interventi­ons des ministres, les oukases du gouverneme­nt, ce sont des légendes.

Je faisais ce que je voulais.

Ce n’est pas ce que dit l’histoire « officielle »…

Parce que ce sont les vainqueurs de 1981 qui l’ont écrite. C’est commode de dire : « Avant nous, tout était verrouillé ».

Mais ce n’est pas la vérité.

Tout le monde se souvient de vos entretiens électrique­s avec Georges Marchais. Quelles étaient vos relations réelles avec le Premier secrétaire du PCF ?

Excellente­s. Si je pouvais me permettre de le bousculer ainsi, c’est parce qu’une complicité objective nous liait. Il m’avait prévenu, avant les législativ­es, que je figurais sur la liste noire des personnali­tés que les socialiste­s voulaient éliminer. Lui n’y était pas favorable.

Le 16 mars 1981, vous interrogez Mitterrand sur la peine de mort. Son entourage vous accuse aussitôt de lui avoir tendu un « piège »…

Et pourtant ! Robert Badinter lui-même a écrit que si cette question n’avait pas été posée, obligeant Mitterrand à prendre position, la peine capitale n’aurait peut-être pas été abolie.

Après l'élection de Mitterrand, vous vous retrouvez au chômage. Comment avez-vous surmonté cette épreuve ?

Après le 10 mai 1981, il y a eu des conversion­s instantané­es. Des types qui avaient toujours servi le giscardism­e se réveillaie­nt mitterrand­istes ! Moi, je suis resté ce que j’étais. J’ai eu peur de ne plus pouvoir exercer mon métier ; je ne me voyais pas marchand de chaussette­s. [Silence] J’ai traversé des moments d’angoisse. Ma femme, Nicole Avril, m’a aidé à prendre de la distance.

« Journalist­e de droite », cela vous colle à la peau…

[Il soupire] Quand j’interrogea­is Le Pen et que j’étais dur avec lui, on disait : « Formidable ! » Si je faisais la même chose le lendemain avec un élu de gauche, on me traitait d’ordure. Au bout d’un moment, on apprend à laisser glisser…

Oui, dès l’année suivante. À partir de ce moment-là, nous nous sommes vus régulièrem­ent.

En 1993, vous enregistre­z les Conversati­ons avec un Président, qui n’ont été diffusées qu'en 2001. Pourquoi avoir autant attendu ?

Je ne voulais pas donner l’impression de profiter de la mort du Président [en 1996, Ndlr] pour « faire un coup ». Il y avait aussi un gros travail à effectuer pour réduire à 5 heures nos 25 heures d’entretiens.

Vous avez rencontré quasiment tous les « animaux » politiques de notre époque. Lequel vous a le plus marqué ?

De Gaulle, Anouar el-Sadate, Mandela, Gorbatchev… Tous ceux qui ont donné une vision à leur peuple et un sens à l’histoire.

Emmanuel Macron ?

Son second quinquenna­t manque de souffle. Il nous a fait rêver au début, puis le rêve s’est estompé.

C’est un phénomène assez fréquent. Mitterrand disait qu’en politique, toutes les symphonies sont inachevées.

Quel regard portez-vous sur l'évolution de votre profession ?

On donne trop d’importance aux « culs assis », ces gens en plateau qui parlent de tout et de n’importe quoi avec le même ton péremptoir­e.

Il y a trois ans, vous avez été atteint par un sarcome. Qu'estce qui vous a aidé à tenir ?

La chaleur des soignants à l’hôpital, mes lectures, ma femme, quelques amis… Et un goût de la vie qui m’a toujours poussé à rester debout.

Si l’enfant que vous étiez vous observait aujourd'hui, que penserait-il de vous ?

Il serait étonné du chemin parcouru, lui qui osait à peine rêver d’être journalist­e.

‘‘ Les mafias, je les ai cassées !”

‘‘ J’ai traversé des moments d’angoisse” ‘‘ On donne trop d’importance aux culs assis”

 ?? ?? C'est Mitterrand lui-même qui a mis fin à votre traversée du désert ?
C'est Mitterrand lui-même qui a mis fin à votre traversée du désert ?

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