Jean-Pierre Elkabbach : « N’ayez pas peur d’oser ! »
À 85 ans, le journaliste publie son autobiographie, « Les Rives de la mémoire ». Il revient sur sa traversée du désert, dévoile ses blessures et un humanisme inattendu – loin des caricatures.
Cela fait plus de soixante ans qu’il refuse de se taire. Du général de Gaulle à Emmanuel Macron, Jean-Pierre Elkabbach a connu tous les présidents de la Ve République. Sa carrière embrasse les pleins et déliés de notre époque. Pourtant, le journaliste ne se résout pas à conjuguer son parcours au passé. À 85 ans, il reste attentif aux tourments de ce siècle. Convaincu que « le passé peut éclairer le présent, et même annoncer l’avenir ».
Qu’est-ce qui vous a poussé à raconter votre itinéraire ?
Je crois qu’à travers mon histoire, les jeunes d’aujourd’hui peuvent se retrouver et, peut-être, apprendre à placer l’espoir avant le mépris. Moi qui ne suis ni un héritier, ni un aristo, je veux leur dire : « Chacun peut construire son destin. N’ayez pas peur d’oser ; faites un pacte avec l’audace. » C’est l’addition de toutes mes rencontres, de tous mes deuils, de toutes mes épreuves qui a fait de moi ce que je suis.
Vous avez perdu votre père à l'âge de douze ans. Grandir sans lui à Oran, dans les années cinquante, c'était difficile ?
Ça l’était d’autant plus qu’une forme de pauvreté s’est ajoutée à ce drame. Ma mère n’était pas armée pour vivre sans son mari. Elle a dû tout apprendre. [Silence] Avec mon frère et ma soeur, nous l’avons élevée en même temps qu’elle nous a éduqués.
C'est à cette époque, écrivezvous, lorsque la « pauvreté [vous] dictait ses lois », que vous avez commencé à « vraiment voir les Algériens »…
J’ai pris conscience de l’injustice qui les frappait. Si un musulman recevait une claque d’un Français, et qu’il allait se plaindre au commissariat, les flics lui en donnaient une autre ! Ça ne pouvait pas durer comme ça…
Vous étiez favorable à l'indépendance ?
Au début, je pensais que les communautés pourraient vivre ensemble. Mais les violences des deux côtés ont réduit à néant toute chance de cohabitation. Je me souviens d’un attentat contre des soldats français en 1956. En représailles, les boutiques de pauvres vieux Algériens ont été détruites. Cela m’a profondément choqué !
En ce temps-là, le théâtre était votre passion. Vous regrettez de ne pas être devenu comédien ?
Je voulais être tragédien. J’ai pris des cours et je me suis retrouvé sur scène pour jouer Oreste. Après la représentation, on m’a conseillé de m’orienter vers le comique. Vexé, j’ai laissé tomber ! [Il rit] Le théâtre n’a pas perdu grand-chose.
Après votre départ d’Algérie, vous devenez journaliste. À 38 ans, vous dirigez la rédaction d'Antenne 2. On vous reproche alors la brutalité de vos méthodes…
Quand je suis arrivé, la rédaction était en train de sombrer.
Une personnalité comme Roger Gicquel, qui présentait le 20-Heures sur TF1, écrasait notre chaîne ! Il y avait des clans, des petits groupes qui défendaient leurs propres intérêts. J’ai mis de l’ordre. Les mafias, je les ai cassées ! Et j’ai donné leur chance à des jeunes que j’ai fait venir, notamment, de France Inter.
Quel était votre degré d'indépendance vis-à-vis des pressions politiques ?
Il était bien plus grand qu’il ne l’a été après l’élection de Mitterrand ! Les interventions des ministres, les oukases du gouvernement, ce sont des légendes.
Je faisais ce que je voulais.
Ce n’est pas ce que dit l’histoire « officielle »…
Parce que ce sont les vainqueurs de 1981 qui l’ont écrite. C’est commode de dire : « Avant nous, tout était verrouillé ».
Mais ce n’est pas la vérité.
Tout le monde se souvient de vos entretiens électriques avec Georges Marchais. Quelles étaient vos relations réelles avec le Premier secrétaire du PCF ?
Excellentes. Si je pouvais me permettre de le bousculer ainsi, c’est parce qu’une complicité objective nous liait. Il m’avait prévenu, avant les législatives, que je figurais sur la liste noire des personnalités que les socialistes voulaient éliminer. Lui n’y était pas favorable.
Le 16 mars 1981, vous interrogez Mitterrand sur la peine de mort. Son entourage vous accuse aussitôt de lui avoir tendu un « piège »…
Et pourtant ! Robert Badinter lui-même a écrit que si cette question n’avait pas été posée, obligeant Mitterrand à prendre position, la peine capitale n’aurait peut-être pas été abolie.
Après l'élection de Mitterrand, vous vous retrouvez au chômage. Comment avez-vous surmonté cette épreuve ?
Après le 10 mai 1981, il y a eu des conversions instantanées. Des types qui avaient toujours servi le giscardisme se réveillaient mitterrandistes ! Moi, je suis resté ce que j’étais. J’ai eu peur de ne plus pouvoir exercer mon métier ; je ne me voyais pas marchand de chaussettes. [Silence] J’ai traversé des moments d’angoisse. Ma femme, Nicole Avril, m’a aidé à prendre de la distance.
« Journaliste de droite », cela vous colle à la peau…
[Il soupire] Quand j’interrogeais Le Pen et que j’étais dur avec lui, on disait : « Formidable ! » Si je faisais la même chose le lendemain avec un élu de gauche, on me traitait d’ordure. Au bout d’un moment, on apprend à laisser glisser…
Oui, dès l’année suivante. À partir de ce moment-là, nous nous sommes vus régulièrement.
En 1993, vous enregistrez les Conversations avec un Président, qui n’ont été diffusées qu'en 2001. Pourquoi avoir autant attendu ?
Je ne voulais pas donner l’impression de profiter de la mort du Président [en 1996, Ndlr] pour « faire un coup ». Il y avait aussi un gros travail à effectuer pour réduire à 5 heures nos 25 heures d’entretiens.
Vous avez rencontré quasiment tous les « animaux » politiques de notre époque. Lequel vous a le plus marqué ?
De Gaulle, Anouar el-Sadate, Mandela, Gorbatchev… Tous ceux qui ont donné une vision à leur peuple et un sens à l’histoire.
Emmanuel Macron ?
Son second quinquennat manque de souffle. Il nous a fait rêver au début, puis le rêve s’est estompé.
C’est un phénomène assez fréquent. Mitterrand disait qu’en politique, toutes les symphonies sont inachevées.
Quel regard portez-vous sur l'évolution de votre profession ?
On donne trop d’importance aux « culs assis », ces gens en plateau qui parlent de tout et de n’importe quoi avec le même ton péremptoire.
Il y a trois ans, vous avez été atteint par un sarcome. Qu'estce qui vous a aidé à tenir ?
La chaleur des soignants à l’hôpital, mes lectures, ma femme, quelques amis… Et un goût de la vie qui m’a toujours poussé à rester debout.
Si l’enfant que vous étiez vous observait aujourd'hui, que penserait-il de vous ?
Il serait étonné du chemin parcouru, lui qui osait à peine rêver d’être journaliste.
‘‘ Les mafias, je les ai cassées !”
‘‘ J’ai traversé des moments d’angoisse” ‘‘ On donne trop d’importance aux culs assis”