Monaco-Matin

Katherine Mansfield MORTE IL Y A CENT ANS

Voici plusieurs extraits du journal de l’écrivaine et poétesse britanniqu­e écrits à Bandol et à Menton.

- ANDRÉ PEYREGNE magazine@nicematin.fr

Morte le 9 janvier 1923, Katherine Mansfield était venue en 1915 se retirer à Bandol après le décès de son frère à la guerre.

Novembre 1915, Bandol.

Je crois que je savais depuis longtemps que la vie était finie mais je ne l’avais clairement compris, ou je n’avais jamais voulu le reconnaîtr­e avant la mort de mon frère. Oui, bien qu’il gise au coeur d’un petit bois, en France, et que je marche encore droite, sentant le soleil et le vent de la mer, je suis morte tout autant que lui. Le présent et l’avenir n’éveillent plus ma curiosité ; je n’ai envie d’aller nulle part ; et une chose quelconque ne peut avoir de valeur que si elle me rappelle ce qui est arrivé, ce qui a été, lorsqu’il vivait encore. « Tu te souviens, Katie ? » J’entends sa voix dans les arbres et les fleurs, dans les parfums, la lumière et l’ombre. Des gens, en dehors de ceux de là-bas, ont-ils jamais existé pour moi ? Ou bien sontils toujours restés incapables de vivre, se sont-ils effacés, parce que je leur refusais la réalité ? À supposer que je meure telle que me voilà, assise à cette table, jouant avec mon coupe-papier hindou, quelle différence cela feraitil ? Aucune. Alors, pourquoi donc ne pas me suicider ? Parce que je sens que j’ai un devoir à remplir envers le temps si beau où nous étions vivants tous deux. Je veux parler de ce passé ; il voulait, lui, que j’en parle...

Le temps s’est éteint au coucher du soleil. L’anneau brisé d’une lune est suspendu dans l’air vide. Il fait très calme. J’entends quelque part une femme chantonner doucement une chanson. Peutêtre est-elle blottie devant le poêle dans le corridor, car c’est une chanson comme celles que les femmes chantent devant le feu, rêveuse, tiède, assoupie, confiante...

Au début de l’année 1920, Katherine Mansfield entre dans une clinique à Menton, la Villa

Flora.

Menton, 22 janvier 1920.

Vu le docteur : un imbécile. Passé une matinée fatigante. Je souffre du coeur. Les repas, en bas, me coûtent un effort terrible. Les gens ont quelque chose de naïf. 23 janvier.

Vu deux des docteurs : une âne et puis un âne. Passé la journée à ma fenêtre. Il faisait très beau, très clair. Mais tout le jour, je me suis efforcée de travailler et je n’ai pas pu m’y mettre. La nuit, j’ai eu un cauchemar épouvantab­le. 26 janvier.

Malade de fatigue et de froid ; mes poumons me font mal. C’est parce que je ne travaille pas. Pour cette raison, tout ressemble à un cauchemar. Je suis de si méchante humeur ! Je sens que je suis abominable et je ne peux pas réagir. C’est une pénible sensation.

27 janvier.

La femme qui fait le massage n’est vraiment bonne à rien. Ma vie ici est bizarre. J’aime bien ma grande chambre aérée, mais il est difficile de travailler. Tout au fond de moi-même, je suis si malheureus­e. Mais je réfléchis tout le temps à ma philosophi­e - la défaite de l’élément personnel.

1e février.

Ma chambre est horrible. Un bruit affreux : un vacarme continuel et on a l’impression qu’elle est sans porte. Les Français se fichent complèteme­nt du bruit qu’ils peuvent faire. Je les déteste à cause de cela. Je suis restée au lit ; je me

« Pourquoi donc ne pas me suicider ? Parce que je sens que j’ai un devoir à remplir envers le temps »

sentais très malade, mais ça m’est égal... Les repas étaient vraiment abominable­s ; rien à manger. La nuit, les sentiments d’autrefois, semblables à la folie. Des voix, des paroles, des entrevisio­ns. 3 février.

Je suis allée faire une petite promenade dans le jardin et j’ai vu toutes les pâles violettes. Beauté des palmiers. Je suis devenue amoureuse d’un arbre.

En 1921, Katherine Mansfield loue la villa Isola Bella à Menton, dans le quartier du Garavan. Elle écrit sa joie à son second mari John Middleton Murry, resté à Londres.

Je suis dans un grand état d’excitation, aujourd’hui, voici pourquoi. J’ai fait une offre à J... pour louer cette villa pendant un an, à partir du 1er mai prochain, et bien qu’elle n’ait pas accepté cette offre, elle ne l’a quand même pas rejetée. Les chances sont à égalité. Oh, quelle torture ! Vous ignorez que mes sentiments pour cette villa sont si intenses qu’il faudra certaineme­nt m’en arracher de force si on ne me la donne pas. C’est la première demeure que j’aime vraiment. La villa Pauline à Bandol, oui, mais ce n’était pas un « home ». Non, vraiment, rien ne

Connue essentiell­ement pour ses nouvelles, elle a tenu pendant quinze ans un journal qui se veut d’une totale sincérité, une quête de la vraie vie à travers l’art et l’amour, l’apprentiss­age de la douleur physique et morale, les difficulté­s du couple.

Elle a fréquenté à plusieurs reprises notre région, notamment Bandol (à l’hôtel Beau Rivage où elle occupait une chambre au deuxième étage donnant sur la mer) et à Menton, successive­ment à la clinique où elle essayait de soigner sa tuberculos­e et dans la villa Isola Bella, au 6 de l’avenue qui porte aujourd’hui son nom. Durant ce séjour, m’a jamais donné ces transports de joie. Cette petite maison est et sera toujours pour moi, je le sens, le seul endroit du monde. Mon coeur bat pour elle... Suis-je folle ? Vous trouverez Isola Bella marquée à la pyrographi­e sur mon coeur. Les bains, en été, seront à dix minutes de marche pour vous – des bains de mer avec des planches – non, des tremplins à plongeon. Je vous attendrai à la sortie avec un petit pain aux raisins.

Katherine Mansfield obtiendra la location de la villa. Son mari lui rendra visite pendant l’hiver 1921.

elle écrira plusieurs récits de son dernier chefd’oeuvre, La Garden Party.

Trois mois avant de mourir, Katherine Mansfield constatait avec émerveille­ment : « Dieu soit béni de m’avoir donné la grâce d’écrire. »

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(DR) Katherine Mansfield.

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