« J’aurais pu soulever Des montagnes »
Il y a cinquante ans, la mise en route du championnat du monde des rallyes avait accouché d’une course d’anthologie. Son héros enclenche la machine à remonter le temps.
Quand on l’écoute, le temps suspend son vol. Comme si Ulysse nous racontait sa conquête de la glorieuse Troie et le tumultueux retour sur la terre natale qui s’ensuivit. L’Iliade et l’Odyssée pied au plancher, en apnée... Du 19 au 26 janvier 1973, JeanClaude Andruet fut le héros d’une véritable épopée sur les routes du 42e Rallye Monte-Carlo. En compagnie de Michèle Petit-Espinos, alias « Biche », le « pilote panache », tel que le surnommait notre inoubliable confrère Marc Canonne dans les colonnes de Nice Matin, avait écrit un scénario hallucinant au volant de son Alpine A110 1800 frappée du numéro 18. De quoi ouvrir victorieusement le palmarès du championnat du monde des constructeurs en marquant la légende du « Monté » d’une empreinte XXL. Accrochez-vous !
Jean-Claude, ce 26 janvier 1973, votre seul et unique jour de gloire en Principauté, il vous semble à des annéeslumière ou c’était hier ?
Franchement, ça ne me paraît pas si loin. En tout cas, je n’ai pas conscience que cinquante ans se sont écoulés. Un demi-siècle, je trouve ça énorme ! Quand j’étais jeune, j’entendais les anciens dire que le temps s’accélérait avec l’âge. Aujourd’hui, je peux le confirmer : on ne voit pas les années passer. Elles ont filé à toute vitesse. Mais je garde bien en mémoire toute ma carrière.
Justement, où se situe le Rallye Monte-Carlo 1973 sur votre échelle des valeurs ?
Sans aucun doute, il s’agit de ma plus belle victoire. Parce que je la décroche après avoir surmonté tout un tas d’épreuves anormales. Parce qu’elle met un terme à beaucoup d’injustices subies dans ce rallye. Tenez, un an plus tôt, en 72, avec l’A110 1600 S, je dois le gagner facilement. Jacques Cheinisse (le chef du service compétition d’Alpine, ndlr) refuse
catégoriquement que je monte des pneus cloutés au départ du Moulinon. Je savais qu’il allait neiger. Je voulais absolument des clous. Cheinisse m’envoit paître. Et ensuite, il autorise les autres pilotes Alpine derrière nous à chausser des gommes cloutées. Incroyable mais vrai ! Résultat, je perds plus d’une minute dans cette spéciale. Je suis furibard, écoeuré. Et ça se termine mal (sortie de route éliminatoire dans le col de la Couillole lors de la dernière nuit).
Revenons en 73. Le MonteCarlo est votre dernière course au sein de l’équipe officielle Alpine.
Au départ, votre décision de passer chez Lancia estelle déjà prise ?
Non car je n’ai pas encore rencontré Cesare Fiorio pour discuter de ce transfert. Pendant les reconnaissances, je tombe sur Sandro Munari dans le Turini, au-dessus de Moulinet. En bavardant, c’est lui qui me propose de le rejoindre chez Lancia où ils sont sur le point de baptiser la Stratos. Les mots de Sandro me touchent. J’apprécie son fair-play. Rien n’est décidé mais l’idée de changer d’air me plaît. Chez Alpine, vous savez, pour moi, c’était devenu invivable.
Le premier temps fort se situe en Ardèche, sur le fameux plateau de Burzet où seulement 60 concurrents réussissent à passer, les autres étant mis hors course. Des conditions vraiment extrêmes ?
Ah oui ! Il y a deux mois, au salon Epoqu’Auto, à Lyon, figurez-vous que j’ai rencontré deux spectateurs présents là-haut, du côté de Lachamp-Raphaël.
Ils m’ont dit : « Jean-Claude, il y avait tellement de brouillard qu’on ne voyait pas nos chaussures.
La neige tombait, la burle soufflait, c’était dantesque. On a juste entraperçu le numéro 18 sur la portière de votre Alpine qui fendait la nuit à une vitesse folle ». On a évolué entre des murs blancs de deux mètres. Des couloirs très impressionnants.
On a bravé les congères. Quel Burzet ! Infernal.
Avant, après, ce ne fut jamais pire qu’en 1973...
Au bout de l’effort, vous signez le meilleur chrono sans le savoir. Comment est-ce possible ?
Je colle 1’13’’ à la Ford Escort d’Hannu Mikkola. De quoi prendre la tête de la course. Mais je l’ignore à cause d’une erreur dans la transmission des résultats. Sur la route vers SaintBonnet-le-Froid, un journaliste trompé par ce résultat erroné me dit que je me suis fait taper. Je ne comprends pas. Dans le doute, j’aborde la spéciale suivante avec le couteau entre les dents.
Et alors ?
Pour tenter de combler ce retard imaginaire, je repousse toutes les limites dans Saint-Bonnet. Attaque maxi ! Je me rappelle d’un virage à droite noté à 130 km/h que je négocie sans lever le pied. À fond ! On aurait pu se fracasser. Ça passe ric-rac, à l’équerre, en frôlant un poteau électrique. Un chrono
d’anthologie nous tend les bras, mais à force de vouloir toujours freiner plus tard, je finis par me tanquer dans un fossé à trois bornes de l’arrivée. Si quelques spectateurs sont présents à environ 150 m, ils ont de la neige jusqu’à la taille. Donc ils mettent un temps fou pour venir nous aider à sortir du trou. Impossible de redémarrer l’auto. Dans cet instant de panique, on a fait une mauvaise manipulation au tableau de bord. Ils nous poussent. Une fois, deux fois, trois fois... La route montait, j’ai cru que nos Saint-Bernard allaient mourir ! Mais notre moteur finit par reprendre vie. À Saint-Bonnet, nous perdons gros alors qu’on aurait pu mettre une claque à tout le monde.
Malgré tout, vous entamez la dernière nuit avec 1’44’’ d’avance sur le coéquipier suédois Ove Andersson...
Oui parce que les chronos du Burzet ont été rectifiés. En redescendant vers Monaco, on signe le temps
‘‘ On aurait pu se fracasser mais c’est passé ric-rac, à l’équerre, en frôlant un poteau électrique ”
scratch à Saint-Jean-enRoyans. Cet écart, certains le jugent important. Presque définitif. Moi, je sais que la route reste longue. Que l’ultime étape peut encore réserver quelques rebondissements.
Et non des moindres... Alors que la situation semble sous contrôle, vous prenez un coup de massue lors du deuxième passage au Turini. Un demi-siècle plus tard, l’origine de cette crevaison demeure encore et toujours inexpliquée ?
Pour moi, il s’agit d’un acte malveillant. Sûr et certain. À La Bollène, sur la ligne de départ, à moins de 30 secondes du ‘‘top’’, on prend un coup à l’arrière gauche. Je le sens, j’en suis sûr. Que s’est-il passé dans notre dos ? Mystère... Dès les premiers mètres, je m’aperçois que le pneu se dégonfle. Mon erreur, c’est de ne pas stopper tout de suite au virage à gauche de la chapelle. Après, il n’y a plus de spectateurs pour nous aider à changer la roue. Au sommet du col, l’addition s’avère déjà salée. Trop tard pour s’arrêter ! La descente vers Moulinet vire au calvaire. Le pneu déchiqueté arrache l’aile. Je pense qu’on va péter la transmission. Mais non ! En bas, l’assistance répare tout. On se retrouve
à 1’05’’ d’Andersson.
Vous pensez que les carottes sont cuites ?
Il reste trois spéciales. J’ai le moral dans les chaussettes. Mais pas question de baisser les bras. On repart au combat. L’objectif, maintenant, c’est de donner le maximum, histoire de ne pas avoir de regrets. Sur les pentes de la Couillole, je me déchaîne et on récupère 45 secondes d’un coup. Bis repetita dans le dernier Turini où je repasse en tête pour 14 secondes. Notre sort dépend donc du verdict de
la Madone.
Un col de la Madone qui fait office de juge de paix. Vous y signez un nouveau record. Vous vous souvenez du temps exact ?
15’11’’ ! Parti devant nous, Andersson avait amélioré son record : 15’23’’. Comment imaginer qu’on allait le détrôner de la sorte sur ce tracé étroit, tortueux, jonché de pierres, qui me paralysait d’habitude ? Au premier passage, dans l’autre sens, j’avais pris une valise ! Là, je roule au taquet, sans retenue. Sur le gravier. Sur la glace. Concentration extrême. Détermination absolue.
On évite la catastrophe plusieurs fois. C’était surnaturel. J’aurais pu soulever des montagnes !
En coupant la ligne d’arrivée, vous sentez que c’est gagné ?
Non, aucun pressentiment. Je réalise au point stop, lorsqu’on nous donne notre temps et celui d’Andersson. C’est là que je saisis
« Biche » par la nuque pour lui dire : « Fantastique ! » (les larmes lui montent aux yeux) Regardez, cinquante ans après, l’émotion me submerge pareillement. Gagner sur le fil, avec 26 secondes de marge, après avoir perdu plus de 5 minutes, ça me semble toujours aussi dingue !
Savez-vous ce qu’elle est devenue, votre Alpine ?
Elle coule une retraite paisible en Corse. Après cette victoire, j’ai attendu un peu avant d’annoncer ma décision de partir chez Lancia en espérant naïvement que Jean Rédélé (le créateur de la marque) allait me l’offrir. Peine perdue. Et deux ou trois ans plus tard, nos routes se sont à nouveau croisées. J’ai failli l’acheter à un copain qui la vendait trois briques (30 000 francs). Mais elle n’était plus dans sa configuration d’origine. Elle avait les ailes bombées, ça ne me plaisait pas.
Et l’Alpine A110 moderne,
en 1972 et 1981). en 1981.
la version RGT qui court aujourd’hui, vous l’aimez ?
Oui, c’est une auto fabuleuse avec laquelle j’ai eu l’opportunité d’enchaîner deux rallyes en tant qu’ouvreur il y a quatre ans. Au volant, vous avez l’impression que rien ne peut vous arriver tellement elle est efficace, confortable, tellement elle tient le pavé. Je m’étais vraiment régalé. Disputer le Rallye Monte-Carlo WRC avec une A110 RGT, ce doit être une super expérience. D’ailleurs, si quelqu’un me l’avait proposé cette année, sûr que je me serais laissé tenter...
Cinquante ans après, l’émotion me submerge pareillement ”