Monaco-Matin

Un petit frère « UN PORTRAIT QUI M’A PARU NÉCESSAIRE »

La réalisatri­ce Léonor Serraille et ses comédiens (Annabelle Lengronne, Stéphane Bak et Ahmed Sylla) nous parlent de ce long-métrage présenté en sélection officielle au Festival de Cannes 2022. Une histoire qui résonne de manière intime chez chacun d’eux.

- JIMMY BOURSICOT jboursicot@nicematin.fr

Sacrés personnage­s L’histoire

À la fin des années 1980, Rose arrive de Côte d’Ivoire avec Jean et Ernest, ses deux plus jeunes enfants. Première étape : la banlieue parisienne, où des proches sont installés. Elle trouve un boulot de femme de chambre. La réalité sociale et les convention­s pourraient l’écraser mais Rose (incarnée avec brio par Annabelle Lengronne) est insaisissa­ble. C’est une femme rude qui conseille à ses petits de « pleurer à l’intérieur ». Une femme libre, aussi, qui entend vivre ses histoires sentimenta­les comme elle le souhaite. Le récit de sa trajectoir­e, mais aussi celle de Jean et Ernest, s’étire sur trente ans. À tour de rôle, chaque membre de ce trio est l’élément central d’un « acte ». Jean, le frère aîné, est plein d’ambition mais une forme de rage intérieure le ronge. Ernest, le petit frère, semble plus tempéré et décidé à affronter les vents contraires.

Notre avis

Un petit frère est avant tout un long-métrage qui repose sur de solides personnage­s. Celui de Rose, mère rigide, solide, en quête d’amour et de plaisirs charnels, est sublime. Stéphane Bak, ancien humoriste désormais abonné au registre dramatique, convainc véritablem­ent. Tout comme Ahmed Sylla, pour ses premiers pas dans un registre où on ne l’attendait pas et où il ne s’était pas non plus imaginé auparavant. La trajectoir­e de cette famille est dépeinte avec humanité, sans tomber dans les stéréotype­s. On ressort de la salle un peu chamboulé, avec de drôles de sentiments. Car derrière le récit à la fois grand et banal d’une vie de famille, où les déchirures sont parfois profondes et où tous les membres cherchent leur place, il y a quelque chose d’universel.

Lauréate de la Caméra d’or avec son premier film, Jeune femme, lors du Festival de Cannes 2017, Léonor Serraille y est revenue au printemps dernier. Cette fois, à 36 ans, la réalisatri­ce était en lice pour la Palme d’Or. Tant d’honneurs pourraient empeser son travail. Pourtant, sa fraîcheur et son envie de raconter des histoires sous un jour neuf transpiren­t à l’écran. Les acteurs qu’elle a dirigés dans Un petit frère semblent, eux aussi, avoir été conquis, comme ils nous l’avaient confié sur une plage cannoise. Ceux qui ont pu voir le film ont pour leur part été impression­nés par la prestation d’Annabelle Lengronne, dans un rôle de femme forte, exigeante et libre. De leur côté, Stéphane Bak et Ahmed Sylla s’en sortent aussi très bien dans la peau de Jean et Ernest, les fils de Rose devenus grands.

Dans quelle aventure nous embarque Rose, le personnage principal ?

Annabelle Lengronne : On pourrait voir ce film comme la trajectoir­e d’une mère courage, qui arrive d’Afrique avec ses enfants, en espérant une meilleure vie. Mais pour moi, il y a une autre dimension. C’est l’histoire d’une femme qui a décidé de choisir sa vie, qui a envie de liberté. On a fait un film loin des clichés misérabili­stes qu’on peut plaquer sur les personnes non blanches et surtout sur les femmes issues de l’immigratio­n. Souvent, elles n’ont pas d’identité ou alors, ce sont des madones sculptural­es. Léonor Serraille : Rose, c’est un électron libre, une figure d’insoumissi­on. Elle est extrêmemen­t forte, elle a un désir de vivre. Elle a eu ses enfants très jeune, elle veut aussi connaître une autre forme de vie amoureuse. En même temps, elle s’occupe de sa famille.

Comment ce film est-il né ?

Léonor Serraille : Il est lié à la vie de mon amoureux, avec lequel je suis depuis dix-huit ans. J’avais l’impression de vivre avec cette histoire, sans vraiment la comprendre. Cela me touchait beaucoup, je sentais qu’il y avait matière à aller dans l’écriture, pour répondre aux questions que je me posais. Je me suis rendu compte de tous les champs que cela ouvrait, que ce soit sur la maternité, la famille, les relations entre frères et soeurs. C’est un portrait qui m’a paru nécessaire.

Un petit frère évoque quelque chose de spécial chez vous ?

Ahmed Sylla : Ce film est très important pour moi, il me renvoie à ma propre histoire. Mes parents sont arrivés du Sénégal dans les années 1980. Cela raconte le parcours de combattant que cela peut être d’être immigré en France, d’embrasser une nouvelle culture, et une nouvelle identité, quelque part. Stéphane Bak : Il y avait aussi des choses qui me parlaient, de manière très personnell­e. J’ai aussi aimé ces personnage­s modernes. Ce sont un peu des personnage­s de roman. On les montre tels qu’ils sont, avec leurs sentiments. Malheureus­ement, on n’a pas toujours cette chance-là avec des personnage­s de couleur au cinéma.

Ahmed Sylla : Ma mère était comme Rose, assez dure et exigeante. Elle s’est saignée pour nous mettre dans les meilleures écoles à Nantes, privées et catholique­s. Elle a traversé les époques en bousculant les portes. Mais toujours avec respect, humilité.

Cette quête du « mieux » n’est pas sans dommage pour Jean, l’aîné de la fratrie...

Stéphane Bak : On peut tous être un peu victimes de cette course vers l’excellence. Lui, dans les années 1990, il était dans une démarche où il voulait être le socle de sa famille, être père et frère à la fois. Cela peut parfois mener à des désastres. Ce film se penche beaucoup sur le positionne­ment et la manière dont on cherche sa place, que ce soit au sein de sa propre famille, de son couple ou de la société.

À quoi ressemble un tournage avec Léonor Serraille ?

Annabelle Lengronne : C’est la meilleure relation réalisatri­cecomédien­ne que j’ai connue depuis que je fais ce métier. Le mot qui me vient en pensant à Léonor, c’est « douceur ». Et à côté de ça, elle est toujours dans la recherche, avec beaucoup de travail en amont. Stéphane Bak : Elle a tant de délicatess­e, de minutie... Elle était à la fois extrêmemen­t présente et invisible. Avec elle, on avait cette sensation d’être dans un espace unique de création.

Ahmed Sylla : C’est un vrai kif d’avoir découvert le cinéma d’auteur à travers son regard et son travail. Le film est posé mais il y a des plans très rapides, l’histoire, à cheval entre trois époques, s’enchaîne très bien.

Comment le choix d’Ahmed Sylla pour un film d’auteur s’est imposé ?

Léonor Serraille : Ma directrice de casting m’avait conseillé de le rencontrer. J’étais assez surprise et je pensais qu’il était trop connu. Mais il a fait le casting comme tous les autres acteurs. Il devait expliquer un texte de Rousseau. Il avait vraiment pris le temps de le comprendre. Sa façon de se déplacer et ses gestes étaient extrêmemen­t précis, comme souvent avec les acteurs qui viennent de la comédie. Il a apporté quelque chose de solaire.

« Ma mère était comme Rose. [...] Elle a traversé les époques en bousculant les portes. Mais toujours avec respect, humilité » Ahmed Sylla

Dans ce récit étiré sur plusieurs décennies, Annabelle Lengronne incarne Rose du début à la fin...

Léonor Serraille : Au départ, on s’est demandé s’il fallait prendre deux personnes. Quand Annabelle est entrée dans la pièce pour le casting, elle était déjà Rose. Elle m’a scotchée. On l’a vue, on l’a testée sur des scènes de différente­s époques et c’était la classe. Elle parvenait à faire sentir ce poids du temps qui a passé, mais de façon subtile. Ça tenait à de tout petits détails : sa démarche, sa respiratio­n...

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 ?? (Photo Patrice Lapoirie) ?? Ahmed Sylla, Annabelle Lengronne, Stéphane Bak, Milan Doucansy, Sidy Fofana, Kenzo Sambin et Léonor Serraille lors du dernier Festival de Cannes.
(Photo Patrice Lapoirie) Ahmed Sylla, Annabelle Lengronne, Stéphane Bak, Milan Doucansy, Sidy Fofana, Kenzo Sambin et Léonor Serraille lors du dernier Festival de Cannes.

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