Monaco-Matin

Éric Faye raconte L’ABSURDITÉ DU MANAGEMENT

- LUDOVIC MERCIER lmercier@nicematin.fr

Éric Faye n’a pas son pareil pour décrire l’humain et ses contradict­ions. Dans Il suffit de traverser la rue, nouveau roman de cet auteur prolixe, c’est l’absurdité du management et du capitalism­e qui est épinglé.

Adrien Babel est un journalist­e de 57 ans. Depuis plusieurs années, il assiste à la délocalisa­tion des services de MondoNews, le média pour lequel il travaille et qui a des antennes un peu partout dans le monde. Et un jour, la baisse d’effectifs atteint la rédaction. « J’ai travaillé dans la presse pendant trente ans. Je suis parti il y a trois ans, et à la suite de ça, mes réflexions sur la fragilité de la presse et les conditions dans lesquelles on quitte parfois ce métier, m’ont amenées à écrire ce roman. »

Convaincre le petit personnel

Pas besoin d’être journalist­e pour se retrouver dans ce livre. Cette histoire, c’est celle de la stratégie qui démarre avec une réduction des coûts, qui implique une baisse des effectifs et donc de la qualité, et donc une baisse des ventes, et donc une réduction des coûts… Ad nauseam. Ou plutôt Ad Pôle Emploi. Des décisions prises à l’autre bout du monde, sans que personne n’y puisse rien. « Ça ne parle pas des médias en particulie­r, mais plutôt de la façon dont les changement­s sont préparés dans les entreprise­s, avec des mantras pour convaincre le petit personnel. Ça n’est pas spécifique à la presse. D’ailleurs, la réforme des retraites est présentée de la même façon. On vous dit : ‘‘ Il faut un changement, et il n’y a qu’une façon de le faire’’. On ne sait pas pourquoi il est impératif de changer, ni pourquoi il n’y aurait qu’une seule solution. C’est comme ça, c’est tout. C’est une parodie de concertati­on. »

Les changement­s sont donc annoncés, et redoutés par une galerie de personnage­s, dont Adrien Babel, le narrateur, qui s’étonne que personne ne soit capable de se mobiliser contre ce qu’il appelle la Machine. « C’est au coeur de ce roman, l’apathie des classes moyennes. Il y a un phénomène d’acceptatio­n, de résignatio­n, plus important que chez les classes défavorisé­es. Peut-être est-ce parce que ces dernières sont plus proches de l’abîme, alors que dans la classe moyenne, on pense qu’on a une chance de s’en sortir mieux que les autres. »

Les uns contre les autres

Un individual­isme qui ajoute de l’eau au moulin de la direction qui a décidé de voyager plus léger, et qui espère bien tuer dans l’oeuf toute contestati­on. « Je décris des méthodes de gestion soit que j’ai subies, soit dont j’ai entendu parler. Ce qu’on appelle le wider feedback ,çase pratique dans certaines entreprise­s anglo-saxonnes. Il s’agit de faire évaluer le travail des employés par leurs collègues, et c’est très habile. Ça permet d’introduire la suspicion entre les salariés. C’est la meilleure façon pour une direction de briser toute velléité de résistance ou de solidarité face à elle. Le capitalism­e a réussi à trouver comment utiliser les mêmes armes que le stalinisme pour briser les individus. » D’évaluation­s en négociatio­ns, de salariat en formation, le narrateur passe par tous les états, ou presque, décrivant ainsi une société pas du tout fictionnel­le dans laquelle on demande à un salarié de 57 ans de monter un projet de reconversi­on auquel personne ne croit, mais qui possède cependant une vertu : « Pendant quinze mois, j’ai été en formation, donc hors de la population active, mais je n’étais pas comptabili­sé dans les chiffres du chômage. Et puis, un chômeur ou futur chômeur fait travailler plein de monde autour de lui, dans les cabinets de reclasseme­nt, à Pôle Emploi, dans les pseudocent­res de formation. »

Un roman édifiant, qui nous renvoie à notre propre abrutissem­ent face à l’absurdité qui dirige désormais le monde du travail.

« Un futur chômeur fait travailler des cabinets de reclasseme­nt, les pseudo-centres de formation »

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Il suffit de traverser la rue. Eric Faye. Éditions du Seuil. 288 pages. 19,50 euros.
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(Photo Astrid di Crollalanz­a)
Éric Faye. (Photo Astrid di Crollalanz­a)

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