« On part du principe que tout ce que dit Moscou est faux »
Nous avons passé une demi-journée aux côtés des journalistes de Dumskaya, le plus gros site régional d’informations en ligne d’Odessa, dans le sud de l’Ukraine. Reportage.
Comment continuer à informer lorsque la guerre fait rage dans son propre pays ? Avec quels moyens ? Voici les deux équations que tente de résoudre, depuis plus d’un an, le site d’information régional ukrainien Dumskaya.net, plus important journal en ligne de l’oblast d’Odessa, dans le sud du pays. Un Nice-Matin local, qui tient son nom du Dums’ka Square, la place de l’hôtel de ville. Pour survivre, l’équipe a dû faire quelques ajustements.
Le rôle clef des réseaux sociaux
« Au tout début de l’invasion russe, nous faisions des scores d’audience tellement énormes que nous avons décidé de laisser tomber les encarts pub, pour que le site ne plante pas », nous explique, en direct des minuscules bureaux de l’entreprise de presse, Petro Obukhov, son jeune cofondateur. Autre victime de cette purge liée à l’urgence de la guerre, la chaîne de TV du groupe, originellement créée en 2008 et abandonnée en 2022. Tout se passe désormais sur Internet. Les quinze journalistes permanents et l’armée de pigistes, dont certains ont fui à l’étranger, alimentent un site et une batterie de comptes sur tous les réseaux sociaux, de Twitter à Telegram en passant par Facebook. «Ona réussi à ne virer personne », assure Oleg Konstantinov, le rédacteur en chef. Pour faire tourner le site aux 7,5 millions de visiteurs par mois et des réseaux sociaux à succès, les fondateurs ont mis plusieurs fois la main à la poche.
Salaire moyen des journalistes de cette rédaction plutôt masculine : l’équivalent de 1 000 euros mensuels, soit trois fois le salaire moyen ukrainien (352 euros). «Ce ratio est meilleur qu’en France », plaisante-t-on, après avoir notamment appris qu’un appartement de type T2 à Odessa se négociait pour environ 150 euros par mois. « Oui, mais vous n’avez pas la guerre chez vous », répondent-ils en riant. Touché.
La guerre… Elle constitue aujourd’hui la totalité des contenus publiés sur Dumskaya.net, tandis qu’Odessa, « perle de la mer Noire », si elle n’est plus à l’heure actuelle la cible principale de
l’armée russe, concentrée à l’est, continue d’être bombardée à intervalles réguliers. La veille de notre arrivée dans la ville, deux drones ont frappé un bâtiment en banlieue. « Hier soir, c’était le branlebas de combat, nous étions sur le qui-vive jusqu’à 3 heures du matin pour expliquer ce qu’il venait de se passer », décrit Oleg.
Un terrain journalistique miné
Sur la page d’accueil du site, les photos sont pourtant estampillées « armée ukrainienne ». « Quand une attaque comme celle-ci arrive, nous ne sommes pas autorisés sur place », précise Petro. « Peut-on
faire entièrement confiance à l’armée ukrainienne ? », ose-t-on alors demander. Sourires gênés… Il faut dire que le jeune entrepreneur fit, pendant un temps, parti du conseil municipal du maire, Guennadi Troukhanov, un ex-prorusse qui a retourné sa veste en 2022 devant l’invasion. L’édile a même été cité en 2016 dans l’affaire des « Panama Papers », pour avoir créé une société offshore en pleine guerre du Donbass. Ainsi, les rédacteurs de Dumskaya.net, un site considéré comme « pro-gouvernement », doivent naviguer entre informations de seconde main fournies par les autorités ukrainiennes et renseignements exclusifs… mais qu’il faut parfois se retenir de publier, sous peine de mettre en danger les habitants de la région. Un terrain journalistique miné.
« Cette guerre dure depuis neuf ans »
Heureusement, il y a le terrain, loin de la ville. Le jour de notre visite, un reporter de « 59 ans et demi » comme il aime à se présenter, baroudeur à la mine épaisse, revient du front à Kherson, à 230 kilomètres à l’est. Partiellement occupée par l’armée russe, la ville fantôme a justement reçu, jeudi dernier, la visite du Président russe Vladimir Poutine. Un Poutine qui avait par ailleurs promis, au début de la guerre, de « punir » Odessa la russophone après la mort, en 2014, de quarante militants prorusses brûlés vifs dans l’incendie d’un bâtiment où ils s’étaient réfugiés après un soulèvement.
« Cette guerre ne me fait pas peur », explique Georgiy Ak-Murza, notre journaliste baroudeur, qui dit avoir passé plusieurs mois en Corée du Nord, en Syrie et au Kurdistan irakien sur la trace de trafiquants de drogue. « Je suis trop vieux pour être mobilisé, mais j’aurais aimé aller me battre », assure-t-il. « Pour nous, cela fait neuf ans que cette guerre dure », ajoute Oleg, pour souligner à quel point ce qui est nouveau pour le reste du monde est la routine à Dumskaya.net. « Nous sommes déjà habitués. » Quid de la propagande russe ? S’y habitue-t-on ? Comment vérifie-ton la véracité des informations venues d’un pays envahisseur, connu pour ses mensonges ? Comment se passe le fact-checking dans la rédaction ? « Ce n’est pas difficile. On part du principe que tout ce que dit le gouvernement russe est faux »,