Monaco-Matin

« Il faut intégrer les harkis à notre récit national »

Jean-Marie Bockel veut rendre aux supplétifs de l’armée française pendant la guerre d’Algérie la place qu’ils méritent. Dans ce cadre, il sera en visite dans les Alpes-Maritimes les 10 et 11 mai.

- PROPOS RECUEILLIS PAR LIONEL PAOLI lpaoli@nicematin.fr

I «l n’est jamais trop tard pour reconnaîtr­e et réparer une faute. » Avec ses faux airs de slogan, cette phrase pourrait sonner creux. Pour Jean-Marie Bockel, cependant, elle traduit une conviction chevillée au corps.

Le 20 septembre 2021, l’ancien secrétaire d’État à la Défense a salué le discours d’Emmanuel Macron demandant « pardon » aux harkis, au nom de la France, pour la « tragédie » vécue au lendemain de la guerre d’Algérie. L’ex-maire PS de Mulhouse a également approuvé la loi de reconnaiss­ance et de réparation promulguée le 23 février 2022. Mais il ne s’attendait pas à recevoir, quelques jours plus tard, un appel de l’Élysée.

Le chef de l’État souhaitait lui confier la présidence de la commission chargée de traduire la loi dans les faits. Bockel a accepté… à la condition expresse de ne pas être rémunéré. Un an après, à la veille d’une visite dans les Alpes-Maritimes prévue les 10 et 11 mai, l’ancien ministre évoque les avancées et les chantiers en cours.

Pourquoi avez-vous accepté de présider cette commission ?

On ne refuse pas de servir son pays. J’ai pensé à mon fils [le lieutenant Pierre-Emmanuel Bockel, pilote d’hélicoptèr­e mort au combat dans le cadre de l’opération Barkhane, le 26 novembre 2019 au Mali, Ndlr]. Mais aussi à mon père, ancien combattant de l’Armée d’Afrique, qui a participé à la libération de Saint-Tropez en août 1944 et qui a perdu une jambe. Dans les années soixante, lorsque nous allions en vacances sur la Côte d’Azur, il avait un contact très chaleureux avec les harkis et leurs enfants. À chaque fois, il m'expliquait tout ce que nous leur devions…

Quel est précisémen­t le rôle de cette commission ?

D’une part, mettre en oeuvre les réparation­s prévues pour les harkis et leurs descendant­s directs. D’autre part, travailler sur la dimension mémorielle, afin de rendre justice aux harkis en les intégrant à notre récit national.

Tous les harkis sont concernés par les indemnisat­ions ?

Non. La loi ouvre un droit à réparation pour les seuls harkis qui ont séjourné dans des camps de transit ou des hameaux de forestage Dans les camps, ils

(1). ont subi des conditions de vie indignes. Dans les hameaux, où ils étaient affectés à des travaux dans les forêts domaniales, ils

ont été privés de liberté ! Cela concerne environ la moitié des supplétifs algériens engagés dans l’armée française et rapatriés après les accords d’Evian.

Trouvez-vous normal que les autres harkis soient exclus du champ d’applicatio­n de la loi ?

Nous sommes à l'écoute des critiques. Nous appliquons la loi, mais nous avons vocation à porter cette parole, ces attentes, et à être force de propositio­n. Tout au long de l’année écoulée, une partie de notre travail a consisté à lister les sites qui ne sont pas répertorié­s actuelleme­nt, mais qui pourraient être « raccrochés » par un décret ultérieur. Une centaine de lieux ont été identifiés ; plusieurs dizaines devraient être reconnus.

Quid de la dimension mémorielle ?

Elle est essentiell­e. Les Français connaissen­t mal l’histoire des harkis. Ce terme est parfois utilisé comme synonyme du mot « traître » ! Il y a une forte attente de la part des familles concernées. Il faut aussi travailler pour mettre en valeur les archives qui ne sont pas exploitées. Il reste 4 000 harkis vivants en France ; leurs témoignage­s n'ont pas tous été recueillis.

Depuis un an, concrèteme­nt, quelles ont été vos actions ?

Nous avons enregistré 26 000 demandes de réparation. Nous avons traité 7 185 dossiers, nous en avons rejeté 418. L’ensemble des fonds débloqués s’élève à 56 865 000 euros, avec une indemnisat­ion moyenne par ayant droit de

8 800 euros. Nous devons désormais accélérer le rythme pour les quatre années à venir, en sachant que toutes les personnes susceptibl­es d'être indemnisée­s ne se sont pas signalées. Certaines préfèrent probableme­nt tourner la page… En partenaria­t avec l’Office national des anciens combattant­s et victimes de guerre (ONAcVG) et le Souvenir français, nous avons engagé par ailleurs une campagne de rénovation des sépultures de harkis.

Vos prochains chantiers ?

Nous allons mettre en ligne, fin mai, un site web référencé à Matignon qui compilera des documents historique­s, des témoignage­s et des créations artistique­s. Tout citoyen doit pouvoir s'y retrouver avec simplicité et sérieux.

Quel est le programme de votre séjour dans les Alpes-Maritimes ?

Nous allons visiter le hameau de forestage de Timgad à MouansSart­oux, puis celui de Breil-surRoya. Nous ferons également une halte à la Cité des roses du quartier des Bouillides à Valbonne - Sophia Antipolis. Plusieurs rencontres sont prévues avec le préfet, des élus et, évidemment, les derniers harkis encore en vie. Cette visite s'inscrit dans un agenda qui nous a notamment conduits dans le Var, à Collobrièr­es, en novembre dernier.

Il a fallu attendre soixante ans pour que cette démarche de « réconcilia­tion » voie le jour. N'est-il pas trop tard ?

Nous ne partons pas d’une page blanche. Depuis Jacques Chirac, tous les présidents de la République ont fait un pas vers la reconnaiss­ance du préjudice subi par les harkis. Notre mission est de compléter le dispositif. Nous avons conscience que le drame de ces personnes ne pourra jamais être effacé, mais les réparation­s engagées sont, symbolique­ment, un signe fort de la République.

Pourquoi est-ce que cela a été si long ?

Le caractère tardif des reconnaiss­ances n’est pas propre aux harkis. Les « malgré-nous » n'ont été reconnus que sous François Mitterrand les « malgré-elles » ont dû patienter jusqu'en 2008 ! Mais ce n’est jamais inutile : pour les enfants et les familles, il y a une dimension importante.

Un signe fort de la République”

Des démarches similaires existent-elles de l'autre côté de la Méditerran­ée ? On a parfois l'impression que ce travail de repentance est à sens unique…

[Un silence] C'est un sujet sensible. Nous n’avançons pas au même rythme. À titre personnel, je souhaite vivement que cela évolue. Par-delà cet épisode, des deux côtés de la Méditerran­ée, nous avons des morceaux d'histoire en partage. Il faut arriver à sortir de cette tension sans fin qui fait que certains harkis n'ont jamais pu retourner sur leur terre natale. 1. Entre le 20 mars 1962 et le 31 décembre 1975. 2.L’expression « malgré-nous » désigne lesAlsacie­ns et Mosellans incorporés de force dans l’armée régulière allemande durant la Seconde Guerre mondiale. Les femmes incorporée­s dans les organisati­ons nazies ont été désignées par le terme « malgré-elles ».

 ?? (Photo Franck Muller) ?? Après être passé dans le Var en novembre, Jean-Marie Bockel sera en visite dans les Alpes-Maritimes les 10 et 11 mai prochains.
(Photo Franck Muller) Après être passé dans le Var en novembre, Jean-Marie Bockel sera en visite dans les Alpes-Maritimes les 10 et 11 mai prochains.

Newspapers in French

Newspapers from Monaco