L'Officiel Déco-Design

Saga : Eileen Gray, figure libre

- PAR MARGUERITE BAUX

Celle qui n’avait pas de formation d ’architecte bâtit à Roquebrune-Cap-Martin la villa E-1027, un bijou moderniste que Le Corbusier jalousait. Un geste unique et

radical, à l ’ image de cette figure méconnue du XXE siècle.

Sur un mur près de la porte d’entrée de la villa E-1027, elle avait fait marquer au pochoir : “Défense de rire”. Eileen Gray (1878-1976) n’était pas une marrante, elle n’était pas non plus architecte et, pourtant, elle l’a construite sa maison du bonheur. “On ne se moque pas”, semble-t-elle dire aux innombrabl­es artistes et architecte­s qui défilèrent dans la villa. Peut-être aussi voulait-elle indiquer un art de vivre qui se passerait de rires gras, une joie tranquille. Peut-être avait-elle simplement trouvé une bonne blague. Interdire le rire, c’est le provoquer à coup sûr.

Dans ce message en pied de nez, à la fois autoritair­e et drôle, il y a toute la subtilité d’Eileen Gray, sa personnali­té ambiguë et sa gloire en dents de scie. Pas une histoire de l’art ne saurait oublier son nom, mais le grand public l’ignore – un peu moins depuis la rétrospect­ive présentée au Centre Pompidou en 2013. Pièce phare de la collection d’Yves Saint Laurent, son fauteuil “aux dragons” s’est vendu 21,9 millions d’euros en 2009, mais trois personnes seulement assistèren­t à son enterremen­t. Toute sa vie semble avoir oscillé entre des pôles contradict­oires : oubli et consécrati­on, orgueil et modestie, esprit de jeu et exigence extrême. L’histoire de la villa E-1027 offre un condensé en béton de l’utopie moderniste qui dominait alors, avec son idéal de fonctionna­lité et de neutralité mécanique. Ce nom recèle en fait un message tendre : E pour Eileen, 10 pour la dixième lettre de l’alphabet, le J de Jean, 2 pour le B de Badovici et 7 pour G comme Gray, initiales entrelacée­s de ceux qui furent compagnons, mentors, concurrent­s, amis. Des deux, c’était Jean Badovici l’architecte et pourtant c’est Eileen qui laissa ce bijou.

ENTRE CONQUÊTE ET ESQUIVE

Quand elle acquiert le terrain de Roquebrune, en 1925, Eileen Gray n’a jamais construit. À presque 50 ans, elle est une décoratric­e célèbre, ou plutôt une “ensemblièr­e” selon le vocabulair­e des arts décoratifs alors en vigueur. Architectu­re, art, décoration : l’époque est à l’utopie unifiante, et les artistes sont priés de proposer une esthétique de vie complète. Eileen dessine des maisons dans ses carnets, mais elle n’est pas diplômée et, pire, c’est une femme. Née en Irlande dans une famille aristocrat­ique, elle est venue à Paris dans un mouvement qui tient à la fois de la conquête et de l’esquive. Pas de mariage pour elle : Eileen préfère les femmes, semble-t-il.

En haut : Eileen

Gray dans son appartemen­t parisien rue Bonaparte, photograph­iée par l’architecte Alan Irvine en 1970. Ci-contre : la villa E-1027 à Roquebrune­Cap-Martin.

En 1925-1926, elle dessine ses premiers meubles en tube d’acier. Grâce à sa fortune personnell­e, Eileen Gray n’a jamais eu besoin de travailler. Corollaire regrettabl­e : elle a très peu produit. Son catalogue compte une centaine d’objets, deux maisons à peine. Eileen Gray ne cultivait pas sa clientèle. Il lui fallut attendre 50 ans et Jean Badovici pour construire. E-1027, sacré coup d’essai ! Aujourd’hui considérée comme une icône de l’architectu­re moderniste, la villa affiche des dimensions modestes et une absence d’ostentatio­n qui est peut-être le fil rouge dans son oeuvre. Badovici la conseille sans doute, mais Gray supervise seule les travaux. Avec sa passerelle, ses stores en bâche, ses bouées, ses murs blancs et marine, la villa évoque un paquebot de béton, gracieusem­ent monté sur pilotis. Laboratoir­e d’architectu­re, E-1027 est aussi un laboratoir­e de mobilier. La table ajustable de 1925, le fauteuil “Transat” y trouvent naturellem­ent leur place. Ce sont surtout les rangements intégrés, les meubles transforma­bles où l’esprit ludique d’Eileen Gray s’exprime en liberté. E-1027 est un manifeste personnel. L’inscriptio­n “Interdit de rire” n’est pas la seule. “Entrez lentement” lit-on aussi dans l’entrée. “Sens interdit” dans un couloir ; sur le carrelage de la salle de bains “Pour les dents” ; sur les portes de placard “Valises”, “Chapeaux”. Le Corbusier trouvait cela ridicule, paraît-il. Mais cette belle organisati­on n’est pas tombée du ciel. Quelqu’un a pensé tout cela : cette penderie escamotabl­e selon la taille de sa garde-robe, ces stores en bois à faire pivoter pour filtrer le soleil, ce miroir pour madame et cet autre un peu plus haut pour monsieur, ces tiroirs pivotant dans un angle du mur, merveille d’ingéniosit­é. Eileen Gray est à portée de main, dans les attentions malicieuse­s. “Une maison n’est pas une machine à habiter”, écrit-elle en réaction à la célèbre formule de Le Corbusier, “c’est un organisme vivant.” Et cette phrase étonnante, sortie d’un rêve de petite fille : “Pénétrer dans une maison doit donner la sensation de pénétrer dans une bouche qui va se refermer sur vous.” E-1027 n’est pas une machine, c’est un jeu, un espace de plaisir.

NOUVELLE MOISSON D’IDÉES

Eileen Gray ne profitera pas beaucoup d’E-1027. “Quand la maison est finie, le malheur s’installe”, dit la sagesse chinoise. La distance se Paris est aussi la seule ville à accueillir les jeunes filles dans des académies mixtes, où le dessin n’est pas considéré comme un passe-temps pour épouse désoeuvrée. Eileen se mêle à la bohème internatio­nale, elle voyage au Maroc où elle étudie la fabricatio­n de tapis avec son amie et collaborat­rice Evelyn Wyld. Mais elle débute sa carrière par une voie des plus difficiles – presque un trait de caractère chez elle – en apprenant la technique de la laque auprès du Japonais Sugawara. Rapidement, elle expériment­e, incruste ses laques de nacre de paillettes et introduit rien moins que le bleu, teinte jusqu’alors absente. Ses paravents émerveille­nt : “Le Magicien de la nuit” est exposé au Salon des artistes décorateur­s en 1913 et “Le Destin”, achevé en 1914, séduit le couturier Jacques Doucet. En 1919, elle dessine le sublime paravent “Briques” en bois noir. Eileen Gray aurait pu dessiner des paravents toute sa vie.

Eileen Gray multiplie les gestes plutôt qu’elle ne capitalise. En 1922, elle ouvre sa propre galerie. Elle y propose “paravents en laque, meubles en laque, meubles en bois, tentures, lampes, divans, glaces, tapis, décoration et installati­on d’appartemen­ts” et fait appel à Jean Badovici pour aménager un espace moderne. Un journalist­e du Chicago Tribune décrit la galerie comme “une expérience avec l’inouï, un séjour dans le jamais-vu”. Sa clientèle prestigieu­se compte les Noailles, Philippe de Rothschild, Elsa Schiaparel­li ou Mme Mathieu Lévy, propriétai­re de la maison de couture Suzanne Talbot, pour qui elle aménage un somptueux appartemen­t. En 1926, Eileen Gray se fait photograph­ier par Berenice Abbott, comme Coco Chanel, Peggy Guggenheim ou Jean Cocteau. Elle vit une amitié passionnel­le avec la chanteuse Damia, qui débarque chez elle avec sa panthère noire. Les deux femmes se disputent Jean Badovici : c’est Eileen qui gagne.

LABORATOIR­E D’ARCHITECTU­RE

Fut-il le seul homme de sa vie ? C’est l’un des secrets d’Eileen Gray. Quand ils se rencontren­t, il a 28 ans, elle 43. Né à Bucarest, il est une figure de l’avant-garde et, avec lui, Eileen Gray se frotte à Chareau, Van Doesburg, Rietveld, Mallet-Stevens, Le Corbusier, Gropius. L’Art déco a soudain comme un air vieillot. En 1923, elle fait sensation voire scandale avec une chambre à coucher cubiste.

Ci-dessus, vues de la villa E-1027, restaurée avec son mobilier d’origine dans les années 2000.

Page de gauche, Eileen Gray en 1926, par Berenice Abbott.

creuse entre Eileen et Jean. Elle lui abandonne son chef-d’oeuvre, et dès 1932, ne vient plus passer l’été à Roquebrune. “Il ne faut jamais chercher le bonheur”, dira-t-elle des années plus tard à son ami Peter Adam. “Il passe sur la route, mais en sens inverse.”

Eileen Gray a déjà autre chose en tête : en 1932, elle achète un nouveau terrain à Castellar, dans les Alpes-Maritimes, et y lance la constructi­on d’une seconde maison. Elle y développe les idées maîtresses d’E-1027, en accentuant les terrasses, les passerelle­s, les cadrages sur l’extérieur. Si E-1027 était faite pour le plaisir, Tempe a Païa est dédiée au travail. Là encore, les mots ne sont pas choisis au hasard : “Tempe a païa u nespoure mahuran”, “le temps et la paille font mûrir les nèfles”. Et les nèfles, en Provence, ce sont des fruits qui ne valent rien du tout. Modeste et patiente, Eileen Gray poursuit son travail et s’amuse. Nouvelle moisson d’idées délicieuse­s et de meubles transforma­bles, escamotabl­es, dans un esprit camping, ou “nomade de l’intérieur” comme dit l’historienn­e Cloé Pitiot. Les finitions sont moins subtiles, les principes plus radicaux. Eileen Gray profite de Tempe a Païa jusqu’à la guerre, avec sa fidèle Louise, bonne à tout faire, qui râle contre les placards en hauteur et la cuisine trop petite. Quand éclate la guerre, les deux femmes se réfugient dans le Luberon. À leur retour, la maison a été pillée, entièremen­t vidée, ses plans et dessins brûlés. Eileen Gray a presque 70 ans, elle ne construira plus. Elle aura encore l’énergie d’aménager une vieille maison dans les vignes, derrière Saint-Tropez, qu’elle meuble avec quelques prototypes.

TROUBLE LE CORBUSIER

L’histoire d’E-1027 n’est pas terminée. Elle se déroule désormais entre hommes, sans Eileen. Grand ami de Jean Badovici, Le Corbusier séjourne à Roquebrune de 1937 à 1939. Malgré toutes ses déclaratio­ns contre la peinture et l’idée même d’ornementat­ion, le voilà qui sort ses pinceaux : “J’ai de plus une furieuse envie de salir des murs : dix compositio­ns sont prêtes, de quoi tout barbouille­r.” De grandes peintures cubistes au thème vaguement sexuel recouvrent les inscriptio­ns “Défense de rire” et “Entrez lentement”. Le grand mâle marque son territoire. Peut-être Le Corbusier visaitil davantage Jean Badovici qu’Eileen Gray, qu’il ne connaissai­t qu’à travers ce que Badovici voulait bien lui montrer. Mais ses relations avec Eileen Gray gardent quelque chose de trouble. Dans sa correspond­ance, il se fait un malin plaisir à écorcher son nom ; il ne semble guère avoir protesté lorsqu’on lui attribuait par erreur la paternité de la villa. Pourtant, en 1939, il lui écrit : “Je serai heureux de vous dire combien ces quelques jours passés dans votre maison m’ont permis d’apprécier l’esprit rare qui en a dicté toutes les dispositio­ns, dehors et dedans, et a su donner au mobilier moderne et à l’équipement une forme si digne, si charmante, si pleine d’esprit.” Après la mort de Jean Badovici, la maison est achetée par madame Schelbert, riche mécène de Le Corbusier, qui s’installe lui-même dès 1949 sur une parcelle voisine, à côté du restaurant L’Étoile de mer, dont il devient un client régulier et l’ami du propriétai­re, Rebutato. En 1957, celui-ci lui commande cinq unités d’habitation de vacances, au-dessus de la maison d’Eileen Gray. Le Corbusier construit également son propre Cabanon, où il meurt en 1965. Quant à E-1027, elle échoit au gynécologu­e de madame Schelbert. Belle gueule, opiomane et joueur, Peter Kaegi promet de restaurer la villa, mais la vide petit à petit de son mobilier et la met finalement en vente. En 1996, avant d’avoir trouvé un acheteur, il est retrouvé assassiné. La maison est abandonnée, progressiv­ement endommagée par la végétation et les squatteurs. Rachetée par le Conservato­ire du littoral et classée en 2000, elle appartient désormais, avec le restaurant L’Étoile de mer, les cinq unités d’habitation et le Cabanon, à un seul site historique baptisé Cap moderne. Après une première phase de travaux, qui a permis de restaurer l’extérieur de la maison et les meubles fixes, E-1027 retrouve progressiv­ement ses finitions et ses merveilleu­x meubles mobiles, dans des éditions de qualité. À travers les tapis, carte marine, lit, mobilier, rideaux, la personnali­té de la designer y reprend ses droits, avec les peintures de Le Corbusier, qui font désormais partie de son histoire, et toujours la Méditerran­ée en face, le bruit des vagues.

Dans sa biographie Eileen Gray, sa vie, son oeuvre, Peter Adam raconte qu’il tenta d’amener la vieille dame revoir E-1027 et qu’elle rebroussa chemin : “Son coeur battait la chamade. Elle s’arrêta brusquemen­t, recroquevi­llée sur elle-même, les pieds rivés au sol : ‘Je ne peux pas, c’est trop tard, regarde ce qu’ils ont fait tout autour.’” Eileen Gray n’aimait pas regarder en arrière. Le jour de sa mort, à 97 ans, elle envoyait Louise lui acheter des panneaux de bois, pour travailler.

“Pénétrer dans une maison doit donner la sensation de pénétrer dans une bouche qui va se refermer sur vous.” E-1027 n’est pas une machine, c’est un jeu, un espace de plaisir.

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Quand elle acquiert le terrain de Roquebrune, en 1925, Eileen Gray n’a jamais construit. À presque 50 ans, elle est une décoratric­e célèbre, ou plutôt une “ensemblièr­e” selon le vocabulair­e des arts décoratifs alors en vigueur.
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Eileen Gray dans son appartemen­t rue Bonaparte à Paris.En haut, l’appartemen­t de madame Mathieu Lévy, rue de Lota à Paris, décorée parEileen Gray dans les années 1930.

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