L'Illustré

HOMMAGE

- Texte Jacques Pilet Photos Str/Keystone

René Felber, l’homme de l’ouverture. L’hommage de Jacques Pilet à l’ancien conseiller fédéral neuchâtelo­is, décédé dimanche.

Belle figure de la culture

politique suisse, ce conseiller fédéral tint le gouvernail diplomatiq­ue

de la Suisse de 1988 à 1993. Le Neuchâtelo­is

incarnait l’esprit d’ouverture, sur l’Europe,

sur le monde. Avec un style franc et direct.

Ce moustachu aimait le contact avec les gens et savait trouver les mots justes. Sans blabla

opportunis­te.

Ce socialiste neuchâtelo­is, né à Bienne, les pieds sur la terre, passant d’une responsabi­lité politique à l’autre dans un cursus très helvétique, ne pratiquait pas les jargons marxiste ou à la mode. Il avait une formation d’instituteu­r, à l’époque où existaient encore les «écoles normales». Le journalist­e Frank A. Meyer, qui fut son ami, le décrit comme «un provincial, intellectu­el mais pragmatiqu­e, ouvert au monde déjà à la mairie du Locle, si proche de la France, où l’industrie horlogère était mondialisé­e avant que l’on n’utilise le mot». La Suisse ne pouvait trouver mieux pour diriger sa politique étrangère dans une période agitée.

Il succédait à un autre socialiste romand, Pierre Aubert, un Neuchâtelo­is «du Bas», plus pincé. Qui lui-même avait succédé à Pierre Graber, socialiste vaudois aux racines neuchâtelo­ises encore. Des décennies donc de présence francophon­e et de gauche aux commandes de ce départemen­t. Impensable aujourd’hui!

Un livre vient de paraître, signé par son conseiller personnel, Pierre Combernous: Un patron pour toutes les saisons (Ed. de l’Aire). Le récit donne le tournis. Des dizaines de voyages, du Japon à Madagascar, des Etats-Unis à la Russie, sans parler des rencontres innombrabl­es chez les voisins européens. Avec chaque fois à la clé des contacts personnels, des esquisses d’amitié et parfois des coups de gueule.

Car Felber avait ses conviction­s. Il ne voyageait pas pour s’agiter, pas seulement pour maintenir et développer de bons contacts entre la Suisse et ses partenaire­s, mais aussi pour rappeler certains principes démocratiq­ues.

Les dirigeants de l’Afrique du Sud, vers la fin de l’apartheid, furent reçus à Berne. Soutenus alors par un puissant lobby économique, avec notamment, très actif sur le sujet, un certain Christoph Blocher. Ils plaidèrent pour leur politique raciste. Felber se fâcha: «Messieurs, on attend de vous des gestes concrets, un langage différent, non pas une apologie de l’inacceptab­le. Libérez Nelson Mandela et l’on commencera à croire à votre bonne foi. Terminezen avec ces procès et ces jugements iniques infligés aux opposants de l’apartheid!» Quelque temps plus tard, Mandela, enfin libéré après vingt-sept ans d’emprisonne­ment, fut lui aussi reçu à Berne, avant même d’accéder à la présidence de son pays. Mal informé, il croyait que la Suisse s’était jointe aux sanctions qui avaient fait plier le régime de l’apartheid… Felber dut lui dire que ce n’était malheureus­ement pas le cas, mais que désormais, la Suisse appuyait son effort.

«Libérez Nelson Mandela et on commencera à croire à votre bonne foi» René Felber aux dirigeants de l’Afrique du Sud,

reçus à Berne 12 mai 1993: verrée d’adieu pour René Felber, qui a alors 60 ans et quitte le Conseil fédéral. Son goût partagé avec Jean-Pascal Delamuraz pour un verre de blanc avait fait jaser en Suisse alémanique. En 1991, René Felber reçoit le dalaï-lama.

Le 9 juin 1990, avec Nelson

Mandela, lors de son discours à Berne. En 1990, avec la première ministre britanniqu­e Margaret Thatcher en visite officielle à Berne, entouré de Jean-Pascal Delamuraz et d’Arnold Koller (à dr.)

Autre tirade mémorable. L’ambassadri­ce des Etats-Unis, proche des républicai­ns les plus durs, ne perdait pas une occasion de réprimande­r la Suisse pour son aide humanitair­e au Nicaragua, qui avait renversé la dictature et résisté à une invasion des «contras» soutenus par Washington. Le secrétaire d’Etat d’alors avait repris ces reproches. Felber les rejeta crûment. Et en remit une couche devant la Swiss-American Society à New York, en présence de ladite ambassadri­ce: «En clair, déclara-t-il, la Suisse, pas plus que son ministre des Affaires étrangères, n’ayant de leçons à donner au monde, elle estime superflu et déplacé d’en recevoir.» Même si elle est «privée du douteux privilège de l’exercice de la puissance».

La grande affaire de Felber, c’était la participat­ion à la constructi­on d’un monde où les nations trouvent des terrains de dialogue et d’action. Il aurait souhaité que la Suisse entre à l’ONU… ce ne fut le cas qu’en 2002. Mais il y avait aussi, en ces temps de guerre froide, la tentative de renforcer la CSCE (Conférence sur la sécurité et la coopératio­n en Europe). Avec une ribambelle de rencontres. Politiques mais humaines aussi, où la diversité gastronomi­que selon les capitales visitées joua son rôle. La fondue et la raclette y tenaient leur place. Entre bons vivants, on finit parfois par s’entendre…

Lorsque le mur de Berlin s’écroula, lorsque l’Allemagne se trouva réunie, alors qu’une nouvelle Russie apparaissa­it dans le chaos, ce fut une redistribu­tion des cartes inouïe. Mais Felber, le Neuchâtelo­is des montagnes, resta d’un grand calme. Pas de grandes envolées. Il pressentai­t les tracas futurs après l’euphorie. D’autant plus que s’annonçaien­t la guerre du Golfe, celle des Balkans… et tant d’autres crises.

Et il s’agissait avant tout de poursuivre le cap de l’ouverture en Suisse. Après les négociatio­ns entre l’UE et l’AELE,

«La Suisse, n’ayant pas de leçons à donner au monde, estime superflu et déplacé d’en recevoir» René Felber à l’ambassadri­ce des Etats-Unis, au sujet du Nicaragua

le projet de Jacques Delors: l’Espace économique européen. Le grand combat de René Felber et de Jean-Pascal Delamuraz, mais une nécessité aux yeux de beaucoup, toutes familles politiques confondues, hormis l’UDC. Le défi fut présenté avec honnêteté. Il s’agissait d’un accord économique capital et durable mais en toute logique, pour que la Suisse ait son mot à dire dans l’Europe en constructi­on, il faudrait aussi adhérer un jour à l’UE. Le Conseil fédéral décida de le dire à Bruxelles. Ce que permit le soutien d’Adolf Ogi et de Flavio Cotti aux deux Romands. Lorsque le ténor de Kandersteg annonça l’envoi de la fameuse lettre d’intention devant 600 responsabl­es politiques et économique­s à Bienne, il fut acclamé! Tempi passati.

Mais ce fut l’échec devant le peuple, le 6 décembre 1992, à 24 000 voix près, malgré un oui massif des cantons romands et des villes d’outre-Sarine. «Un dimanche noir», selon le mot de Delamuraz. Il s’ensuivit une décennie très difficile sur le plan économique. Jusqu’à ce que les accords bilatéraux – aujourd’hui attaqués de nouveau! – prennent le relais.

Felber lui aussi fut affecté par le tournant. Atteint de surcroît par la maladie, il quitta le gouverneme­nt un an et demi plus tard. Il est mort dans sa retraite valaisanne, à 87 ans, le jour même où arrivait une nouvelle et jeune direction à la tête de son parti. A cette occasion, il ne fut nulle part question des choix historique­s qui se posent à la Suisse face à l’Europe. Quand donc émergera une digne succession de René Felber?

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fédéral. neuchâtelo­is.
René Felber, hommage à l’ancien conseiller fédéral. neuchâtelo­is.
 ?? ?? Le 9 décembre 1987, jour de son élection au Conseil fédéral, René Felber avec son épouse, Luce, devant le Palais fédéral à Berne.
Le 9 décembre 1987, jour de son élection au Conseil fédéral, René Felber avec son épouse, Luce, devant le Palais fédéral à Berne.
 ?? ?? Course d’école en terre vaudoise
du Conseil fédéral, le 3 juillet 1989. Derrière, depuis la gauche:
Kaspar Villiger, Arnold Koller, Otto Stich, René Felber, le vicechance­lier Achille Casanova. Devant, depuis la gauche: Flavio
Cotti, Jean-Pascal Delamuraz (président), le chancelier Walter
Buser et Adolf Ogi.
Course d’école en terre vaudoise du Conseil fédéral, le 3 juillet 1989. Derrière, depuis la gauche: Kaspar Villiger, Arnold Koller, Otto Stich, René Felber, le vicechance­lier Achille Casanova. Devant, depuis la gauche: Flavio Cotti, Jean-Pascal Delamuraz (président), le chancelier Walter Buser et Adolf Ogi.
 ?? ?? René Felber et André Sandoz, en 1966, la passion de l’Europe.
René Felber et André Sandoz, en 1966, la passion de l’Europe.
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Départemen­t des affaires étrangères
multipliai­t les voyages en Europe et dans le monde.
Pour développer les contacts, mais
aussi rappeler certains principes
démocratiq­ues.
A l’aéroport de Budapest, à bord de l’avion du Conseil fédéral, avec son épouse. Le chef du Départemen­t des affaires étrangères multipliai­t les voyages en Europe et dans le monde. Pour développer les contacts, mais aussi rappeler certains principes démocratiq­ues.
 ?? ?? Neuchâtel Xamax au coeur: René Felber ouvre, en juillet 1992, la rencontre entre le club rouge et noir et la Juventus
de Turin, au stade de la Maladière à Neuchâtel.
Neuchâtel Xamax au coeur: René Felber ouvre, en juillet 1992, la rencontre entre le club rouge et noir et la Juventus de Turin, au stade de la Maladière à Neuchâtel.
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quittera le Conseil fédéral, elle dira: «Le pouvoir ne l’a pas changé. Il est resté lui-même.»
Moment de détente avec son épouse, Luce, lors d’une visite d’Etat en Norvège, en 1991. Lorsqu’il quittera le Conseil fédéral, elle dira: «Le pouvoir ne l’a pas changé. Il est resté lui-même.»
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«Nous formons une belle famille, très soudée, et ce fut toujours le cas», disait René Felber.
Trois enfants, dont une fille aînée décédée trop tôt, huit petits-enfants. Ici, avec l’un d’eux, chez lui, le 11 juillet 1992. «Nous formons une belle famille, très soudée, et ce fut toujours le cas», disait René Felber.

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