L'Illustré

INTERVIEW D’ACTU

- Texte Philippe Clot

«Si internet votait, Donald Trump gagnerait.» L’analyse du spécialist­e des données Jacques Savoy, professeur à l’Université de Neuchâtel.

En 2016, le professeur Jacques Savoy de l’Université de Neuchâtel, en collaborat­ion avec d’autres spécialist­es de linguistiq­ue computatio­nnelle, avait pressenti la victoire surprise de Donald Trump sur Hillary Clinton. Selon ses analyses, basées sur les données cumulées sur internet, une nouvelle victoire de Trump demeure tout à fait plausible.

La question à 1 milliard de dollars pour commencer: qui va gagner le 3 novembre prochain entre Donald Trump et Joe Biden, selon vos analyses de linguistiq­ue computatio­nnelle?

Si c’était internet qui votait, il élirait Trump. Mais avec une réserve: nous ne sommes pas en mesure de comptabili­ser ces indication­s numériques dans chacun des Etats américains. Or le résultat par Etat est décisif dans le résultat final. En 2016, Hillary Clinton avait recueilli près de 3 millions de votes de plus que Donald Trump, mais elle avait quand même perdu en raison du système électoral américain.

Vous aviez pressenti correcteme­nt le résultat inattendu de l’élection de 2016. Les conditions de cette édition 2020 vous font-elles penser que vos analyses seront de nouveau pertinente­s?

Cette élection ressemble beaucoup à celle de 2016. Trump domine de nouveau au niveau internet: le nombre de requêtes avec la chaîne de caractères «Donald Trump» se situe environ à 100 millions par mois, alors que les requêtes «Joe Biden» stagnent entre 18 et 20 millions, soit en dessous des scores d’Hillary Clinton en 2016 (environ 30 millions). Cette différence beaucoup plus marquée qu’il y a quatre ans avec Hillary Clinton nous fait déjà réfléchir, même s’il faut tenir compte du fait que, cette fois, Donald Trump est président des Etats-Unis et que ce statut induit des demandes de renseignem­ents supplément­aires.

Ces comparaiso­ns concernent les moteurs de recherche.

Mais sur les réseaux sociaux, Twitter, Facebook, Instagram, que se passe-t-il?

La deuxième grande source d’informatio­n que nous étudions, ce sont les tweets. Les followers, les suiveurs de Donald Trump, sont également beaucoup plus nombreux que ceux de son adversaire. Le président en exercice en compte environ 87 millions contre 10 millions pour Joe Biden. Et du côté de Trump, il existe beaucoup de comptes gérés par des machines et qui rediffusen­t automatiqu­ement ses tweets. Avec cette tactique, le public reçoit plusieurs fois le même message, ce qui augmente la crédibilit­é du message en question. Cela avait déjà bien fonctionné en 2016.

Et que dire des thèmes abordés par les candidats?

En 2016, Trump avait quatre thèmes principaux. Il n’en a gardé qu’un des quatre pour cette élection. A l’époque, il entretenai­t la peur avec la Chine, qui n’était pas, selon lui, un interlocut­eur fiable. Il insistait aussi sur l’establishm­ent politique de Washington, qui ne s’occupe pas des citoyens. Son troisième thème, c’étaient les immigrés, qui impliquaie­nt la constructi­on d’un mur sur la frontière avec le Mexique. Ces trois thèmes ont pratiqueme­nt disparu de cette campagne.

Quel est le thème que Trump a conservé pour cette élection?

Celui des fake news, ou infox en français. Les médias ne propagerai­ent selon lui que des nouvelles favorables aux élites du pays mais pas au peuple. Cela a si bien fonctionné que, dans l’électorat républicai­n, il ne reste que 8% des gens qui pensent que le New York Times et que le Washington Post, par exemple, publient des informatio­ns dignes de confiance. Donald Trump a atteint son but en décrédibil­isant les médias traditionn­els pour privilégie­r les réseaux sociaux. Il a court-circuité les médias traditionn­els en utilisant avant tout Twitter.

Du côté démocrate, comment utilise-t-on internet?

Biden met en avant la mauvaise gestion de la pandémie par l’administra­tion. Mais son usage des médias numériques est nettement moins négatif. Le candidat démocrate insiste sur les valeurs morales, sur l’intégrité, sur l’amour, sur le fait de voter pour la lumière plutôt que pour l’obscuranti­sme. J’ai remarqué aussi plusieurs tweets de Biden écrits en espagnol, ce qui vise l’important électorat d’origine hispanique d’Etats clés comme le Texas et la Floride.

Donc Trump vous semble plus fort que jamais sur internet?

J’ai quand même une réserve à son égard: il me semble fatigué. Il retweete en effet beaucoup, c’est-à-dire qu’il relaie des tweets de ses supporters. Cela représente 35% de sa production sur Twitter, soit beaucoup plus qu’en 2016. Et beaucoup de ses tweets n’ont presque pas de texte, en se contentant d’une vidéo et d’un thank you.

Dans cette bataille numérique, quel est l’impact de l’épisode de l’infection du président par le coronaviru­s?

Cela a permis à Donald Trump de relancer sa campagne de manière massive à un moment où il était plutôt en panne. On n’a jamais vu autant de recherches internet sur Donald Trump depuis qu’il a annoncé le 2 octobre qu’il était infecté par le coronaviru­s.

Mais comment faites-vous pour passer de ces différents constats quantitati­fs et thématique­s liés à internet à un pronostic?

Nous nous concentron­s sur deux éléments principaux: le candidat le plus présent sur le web et celui qui tweete le plus. Trump tweete en moyenne 43 fois par jour et Biden 14. Les démocrates sont donc clairement en retrait. Et c’est important, car ce qu’on essaie de quantifier à partir de ces chiffres, même si c’est difficile à faire, ce sont les émotions induites par les tweets. Ce sont en effet surtout les émotions qui motivent les gens à faire l’effort de participer à la votation. Quand Trump répète que si vous n’allez pas voter, la gauche radicale prendra le pouvoir et l’espace public sera pris d’assaut par des hordes qui saccageron­t les magasins, cette peur pousse à voter. Du côté démocrate, on plaide pour la justice et l’honnêteté, ce qui ne suscite que peu d’émotions et donc peu de motivation. Sans parler de l’effet des sondages, nettement favorables à Biden, qui fait croire à ses sympathisa­nts que c’est déjà gagné. Autant de raisons pour notre équipe de penser que Trump a de bonnes chances de conserver le pouvoir.

Y a-t-il d’autres raisons de penser que, malgré les sondages, le président pourrait se maintenir à son poste?

Oui, le fait que les thèmes classiques comme la santé, l’éducation, la gouvernanc­e mondiale soient absents de cette campagne présidenti­elle. Le seul thème classique qui reste audible, c’est l’emploi. Le mot «éducation» n’apparaît que trois fois dans les tweets des deux candidats dans la période août-septembre. La présentati­on classique des programmes de législatur­e respectifs a disparu de cette campagne. Or, dans ce genre de situation, la règle, c’est que ce sont les extrêmes qui gagnent. C’est la vérité alternativ­e ou complotist­e qui domine. Les mouvements qui entretienn­ent ce complotism­e sont très bien organisés et très difficiles à contredire.

Mais répéter, comme le font les démocrates, que la pandémie a été très mal gérée par l’administra­tion Trump, n’est-ce pas aussi jouer sur les émotions et donc viser une meilleure efficacité dans les urnes?

Oui et ça fait mal à Trump. C’est le point sur lequel Biden insiste beaucoup. C’est pour cette raison que les républicai­ns misent sur la distributi­on d’un vaccin juste avant l’élection. Cela permettrai­t d’annoncer la nouvelle que le virus est vaincu ou en passe de l’être. Ce genre d’infox sera peut-être diffusée sur les réseaux alternatif­s favorables à Trump dans les derniers jours avant la votation.

Est-ce que c’est le propre de la révolution numérique, ces dérives privilégia­nt l’irrationne­l au détriment du rationnel?

Quand internet a été lancé, tout le monde pensait l’inverse. Les citoyens allaient pouvoir exprimer leur avis sur la constructi­on d’un pont à tel endroit, sur le fait de sponsorise­r l’équipe de foot de la ville plutôt que le club de natation. Cet usage participat­if sur internet a été surpassé par l’usage complotist­e. Cela s’explique notamment par la globalisat­ion, qui a accentué les inégalités entre les classes sociales si bien que, aujourd’hui, il existe un grand nombre d’analphabèt­es fonctionne­ls, c’est-à-dire de gens qui, quand on leur fait lire un petit texte, n’arrivent pas à en tirer des conclusion­s claires. Ces analphabèt­es fonctionne­ls représente­nt entre 45 et 55% de la population. Pour les atteindre, il faut utiliser un langage très simple, exactement comme l’a fait Trump, qui fait des phrases de 15 à 16 mots alors que ses rivaux en sont en moyenne à 23 mots. Il est bien plus efficace de dire «Les crimes, ce sont les immigrés. Je construira­i un mur» plutôt que «C’est vrai qu’il y a des problèmes liés à l’immigratio­n, mais ces gens sont surtout précieux pour le pays parce qu’ils…». Les messages simples, reçus plusieurs fois, répétés en plus par des voisins ou par des membres de la famille, gagnent irrésistib­lement en crédibilit­é.

«Le seul thème de Trump est celui des «fake news».

Résultat: dans l’électorat républicai­n,

il ne reste que 8% des gens qui pensent que le «New York Times» publie des informatio­ns dignes

de confiance»

Donc votre pronostic le 4 novembre au matin, le lendemain du scrutin, c’est Donald Trump?

Nous ne saurons rien le 4 novembre! Il y aura trop de bulletins de vote pas encore comptabili­sés. Cela prendra une semaine, sauf si un des deux candidats devait avoir une avance énorme. Mais je répète que si les citoyens votent comme les internaute­s, Donald Trump sera élu pour un second mandat. Il faut aussi garder à l’esprit que nous entendons beaucoup de commentair­es et de nouvelles provenant de Washington, de New York et de Los Angeles, lieux acquis aux démocrates. Nous en avons en revanche très peu provenant du centre et du sud des Etats-Unis.

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«Trump fait des phrases de 15 à 16 mots alors que ses rivaux en sont en moyenne à 23 mots»

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