INTERVIEW
Dick Marty se bat pour l’initiative sur les multinationales responsables. Et affirme que «Karin Keller-Sutter n’a pas le droit de tromper le peuple». Interview d’un indigné de nature.
Quand le portable de Dick Marty sonne, c’est Le chant des partisans qui résonne. L’ancien procureur tessinois, ex-conseiller d’Etat et conseiller aux Etats, a choisi l’hymne de la résistance française pendant l’occupation nazie pour donner le ton. Comme un symbole pour prévenir celles et ceux qui combattent «son» initiative pour des multinationales responsables qu’il ne lâchera rien. Celui qui a fait trembler tant de puissants à travers le monde est plus que jamais en mode combat. Parole à un homme en colère.
Coprésident du comité d’initiative pour des multinationales responsables, le PLR Dick Marty est fâché contre sa collègue de parti et contre le Conseil fédéral, qu’il accuse d’avoir tronqué la brochure explicative de l’objet soumis au vote le 29 novembre prochain. Le ton monte à l’approche du verdict.
On vous sent agacé, fâché même, quand on vous oppose les arguments développés par Karin Keller-Sutter (KKS), la cheffe du Département fédéral de justice et police, pour contrer votre initiative. On se trompe? Non. Les arguments qu’elle avance me mettent effectivement en rogne. Une ministre n’a pas le droit d’asséner de telles contre-vérités et encore moins de qualifier notre attitude de néocolonialiste. Et le Conseil fédéral qui se permet de travestir les faits dans sa brochure explicative... mais où est-on? On ne se laissera pas faire. Nous dénoncerons ces inexactitudes, beaucoup plus sournoises qu’involontaires.
Quels sont vos reproches?
Quand KKS affirme qu’en cas d’acceptation de l’initiative la Suisse sera le seul pays au monde à mettre en place ce cadre juridique, elle sait très bien que c’est faux. Il y a des précédents. En France, au Canada, aux Pays-Bas et au RoyaumeUni surtout, qui a accepté de traiter la plainte d’un village zambien accusant une société, dont le siège est à Londres, d’avoir empoisonné l’eau de sa rivière avec ses mines de cuivre. Et puis, en mars 2016, le comité des ministres du Conseil de l’Europe, auquel appartenait Didier Burkhalter, a voté une recommandation demandant aux Etats de légiférer en matière de responsabilité des multinationales. Et ce n’est pas tout.
C’est-à-dire?
Lorsque KKS prétend qu’en cas de oui nos tribunaux seront inondés de plaintes, elle sait aussi que c’est faux. D’une part, parce que l’initiative ne prévoit pas d’effet rétroactif et, d’autre part, parce que les conditions imposées pour ouvrir une action en responsabilité civile en Suisse seront tellement drastiques que seuls surgiront des cas emblématiques. Les magistrats ne se déplaçant pas, la partie plaignante devra en effet les convaincre en leur fournissant une batterie d’expertises et de témoi
gnages démontrant que l’entreprise a fauté et qu’il y a un lien de causalité entre sa faute et le dommage provoqué. Une longue procédure, d’autant plus onéreuse que vous devez payer d’avance les frais de justice, très élevés dans notre pays.
Le plus cocasse, c’est que Karin Keller-Sutter navigue sous la même bannière que vous, le PLR… Je ne sais pas si c’est plus drôle pour moi ou pour elle. Ce que je sais, c’est que la vérité et la justice sont plus importantes que la solidarité du parti. On ne peut pas transiger là-dessus; ce qui, de facto, vous empêche de faire carrière dans un parti politique, une ambition que je n’ai d’ailleurs jamais eue. Les seuls qui m’ont demandé d’être président de parti sont les libéraux du Conseil de l’Europe. J’ai décliné (rire).
Vous avez la dent dure…
Je ne crois pas. Je suis en harmonie avec mes valeurs. N’est-il pas logique et juste d’exiger que des sociétés causant des dégâts à la nature ou à la santé des gens répondent de leurs actes? Nous ne sommes pas contre l’économie libérale ni contre l’exploitation de mines. Nous demandons simplement que cela se fasse dans le respect des populations locales et de leur environnement. Mais, vu d’ici, tout se passe comme si KKS et le Conseil fédéral ignoraient que Glencore au Congo et Lafarge Holcim au Nigeria, pour en citer deux, se moquent de ces principes de base, avec un drapeau suisse à la main. Quand on accuse quelqu’un d’attitude néocolonialiste, il ne faut pas se tromper de cible, tout de même.
Le Conseil fédéral évoque «une initiative vague dans sa formulation, laissant beaucoup de place à l’interprétation»…
Permettez-moi de sourire. Il y a dans la Constitution des articles cent fois plus vagues. Non, soyons sérieux. Dans leur argumentaire, la ministre en charge et le Conseil fédéral parlent d’autorégulation par les entreprises. On a testé cette solution pour le blanchiment d’argent, les marchés financiers et d’autres dérives. Tout le monde sait que ça ne marche pas. Parce qu’il y aura toujours des moutons noirs, des entreprises qui contourneront les lois, corrompront ou imposeront simplement leur puissance.
N’êtes-vous pas dans le procès d’intention?
Pas du tout. Quel rapport de force y a-t-il entre une société pesant 1000 milliards à la bourse et un Etat comme le Congo, la Zambie, la Bolivie, la Colombie et bien d’autres? La question apporte la réponse. Des entreprises possèdent des capacités financières supérieures à bien des Etats, y compris occidentaux. Un pays pauvre, où la justice ne marche pas, n’a aucune chance contre ces colosses. Même en Suisse, nous n’avons pas eu le courage de voter une loi interdisant non pas le tabac, qui fait pourtant 9500 morts par année, mais sa publicité, pour ne pas froisser Philip Morris.
Quel que soit le résultat, le 29 novembre marquera l’aboutissement d’un long processus… A qui le dites-vous! Un vrai parcours du combattant puisque cette aventure a commencé en 2011, avec le lancement de la pétition «Droit sans frontières». Après avoir obtenu 135000 signatures, nous avons déposé une motion demandant au Conseil fédéral de mettre en oeuvre les principes directeurs de l’ONU, exigeant que les Etats prévoient des normes de responsabilité pour les activités de leurs entreprises où qu’elles se déroulent dans le monde. Celle-ci a été acceptée d’une voix, avant d’être rejetée à l’issue d’un second vote rocambolesque.
Un second vote pour quelle raison?
Sitôt le résultat positif proclamé, les partis bourgeois et les lobbies économiques se sont concertés et, via le PDC, ont demandé un nouvel examen et un nouveau vote. Dans la foulée, le Conseil fédéral a refusé de nous entendre. Beaucoup ont alors pensé que notre action ne survivrait pas à ce double désaveu. C’est le contraire qui s’est produit. Les gens ont tellement été indignés par ce mépris que des milliers de personnes nous ont fait part de leur soutien, ce qui nous a incités à lancer cette initiative. Aujourd’hui, nous pouvons compter sur 500 comités de soutien, un comité bourgeois formé de personnalités politiques de tout bord, de représentants de l’économie et des Eglises, d’un ancien président du Tribunal fédéral et de deux experts de droit international: la professeure Monika Roth, qui copréside le comité à mes côtés, et Cornelio Sommaruga, l’ex-président du CICR.
La tendance du scrutin semble plutôt favorable… La campagne s’annonce rude. La méthode Trump, brutale, où tous les coups sont permis, fait des émules et les milieux économiques vont investir des millions. Crier victoire avant l’heure serait une grave erreur même si, de ma vie, je n’ai jamais vu une telle unanimité et un tel enthousiasme autour d’un objet.
Et si l’initiative était refusée?
Ce ne serait pas glorieux pour l’image de la Suisse. Quelle que soit l’issue, je suis convaincu qu’il y aura
«Le jour où on ne s’indigne plus devant l’injustice, on devient
des poissons morts»
un avant et un après-29 novembre. Une telle mobilisation de la société civile laissera des traces.
D’où vous vient cet engagement au service de la justice et de la vérité, fil conducteur de votre carrière?
Il faut plutôt poser la question à ceux qui ne ressentent pas ce besoin, moi, je trouve cela tellement naturel. N’est-ce pas la base du bien vivre-ensemble que se mouvoir dans une société où les personnes sont traitées de manière équitable et avec respect?
Il y a de la révolte en vous?
Non. De l’indignation. Le jour où on ne s’indigne plus devant l’injustice, on devient comme ces poissons morts emportés par le courant. C’est en tout cas comme ça que je me sentirais. Ce qui nous rend humains, c’est justement de se battre pour un monde plus juste. A ce titre, beaucoup de choses m’inquiètent aujourd’hui. Y compris en Suisse, où une petite poignée de personnes continuent à s’enrichir d’une façon inouïe pendant que la classe moyenne est en train de s’appauvrir.
Enfant, vous étiez déjà mû par ces valeurs?
On n’a pas besoin de nous inculquer ce qui est juste ou pas. C’est inné, à mon avis. Certes, l’éducation a une certaine influence mais, au fond, ce n’est pas moi qui suis spécial mais ceux qui sont dépourvus de ces sentiments. Je suis toujours étonné de l’intérêt qu’on me porte alors que je n’ai rien fait de mirobolant dans ma vie. J’ai juste essayé de faire mon boulot au plus près de ma conscience et de vivre le plus honnêtement possible.
Tout le monde n’a pas votre courage, peut-être… Le courage n’est rien d’autre que prendre une décision au moment où elle s’impose. Je crois que c’est à la portée de tout le monde.
Vous trouvez que la société actuelle est dénuée de valeurs?
Il m’arrive parfois de le penser. La comparaison peut paraître abrupte mais, voyez-vous, j’ai toujours eu des chiens dans ma vie. J’ai même fait mon brevet de conducteur de chien d’avalanche au Club alpin. J’ai remarqué que les animaux cultivaient ce sens des valeurs, qu’il y avait une certaine justice dans leurs relations. Au point que j’ai parfois l’impression qu’ils se conduisent mieux que nous dans nos rapports humains.
C’est aussi pour vos trois filles et vos huit petits-enfants que vous vous engagez dans ce combat des multinationales?
Pas forcément. Je crois que chacun de nous est appelé à déplacer une petite pierre au cours de son existence.
Et à force d’additionner les petites pierres, on finit par déplacer des montagnes. Je ne crois pas aux héros. Et Dieu sait si j’ai rencontré des «grands de ce monde», comme on les appelle. J’en suis à chaque fois revenu déçu. Les gens qui m’ont le plus impressionné, ému, touché sont très, très simples. Des paysans du lac Titicaca, des familles africaines chez lesquelles on mange par terre et qui partagent le peu qu’elles ont.
Les grandes personnalités ne vous ont laissé aucun bon souvenir?
J’ai beau réfléchir, mais non. En revanche, j’ai un souvenir amusant de ma visite chez le président turc, Recep Tayyip Erdogan. Comme il entretenait de bonnes relations avec la Libye, on m’avait assigné la mission, en qualité de président de la Commission de politique étrangère, de le convaincre d’intercéder pour nous auprès du colonel Kadhafi dans l’affaire des otages, en 2009. Autant vous le dire tout de suite, il m’a reçu comme un chien dans un jeu de quilles. Pas à cause de ma demande, mais parce que quatre jours plus tôt le peuple suisse avait accepté l’initiative contre la construction des minarets. Il m’a dit que notre prospérité reposait aussi sur des travailleurs turcs, qu’il s’imaginait le peuple suisse plus tolérant, etc. Je lui ai répondu que le gouvernement, le parlement et tous les partis sauf l’UDC étaient contre mais que, si le peuple avait voté oui, c’était à cause de l’affaire libyenne.
Et comment a-t-il réagi?
Visiblement, il n’en avait pas connaissance. Je lui ai donc expliqué, puis il a pris son téléphone pour appeler Kadhafi. Mais celui-ci n’était pas atteignable. Le soir, il nous a invités à manger à son palais et là, nous avons pu évoquer toutes les questions en cours plus calmement. Il a finalement pu atteindre le colonel le lendemain qui, malin, lui a répondu que le dossier étant aux mains de la justice, il ne relevait plus de sa compétence.
Vous avez instruit des affaires encore plus importantes, comme les prisons secrètes de la CIA, le trafic d’organes au Kosovo, les droits de l’homme en Tchétchénie, etc. N’avez-vous jamais craint pour votre sécurité ou celle de votre famille?
Nous avons souvent une fausse perception des dangers qui nous menacent. Personnellement, j’ai toujours cru que j’avais plus de risques de mourir d’une crise cardiaque ou d’un accident de voiture que d’un attentat. J’ai toujours pensé, grâce ou à cause de mon côté naïf, qu’il ne pouvait rien m’arriver pendant que je faisais quelque chose de juste. Quant à ma famille, j’ai réussi à la protéger en la laissant en dehors de mes activités professionnelles. Cela dit, en certaines circonstances, on m’a obligé à être accompagné par
deux agents de la police militaire en civil dans tous mes déplacements publics.
Dans votre livre «Une certaine idée de la justice», paru en 2018 et vendu à plus de 10 000 exemplaires, vous dites que la plupart des enquêtes que vous avez instruites n’ont pas fait l’objet de plaintes formelles à l’origine…
C’est vrai. C’est pour les petites choses qu’il y a toujours une plainte. A vrai dire, il y a deux façons de travailler pour le Ministère public. Soit vous attendez qu’on vous mette des plaintes et des rapports de police sous le nez, soit vous êtes attentif à ce qui se passe dans la société et vous vous dites: «Là, il se passe quelque chose de bizarre, ça vaut la peine de s’interroger et d’enquêter.» C’est ce que j’ai fait le plus clair de mon temps. On m’a souvent reproché ce choix, qui m’a valu le surnom de «Doberman» (rire).
Avez-vous le sentiment que vos procès retentissants ont contribué à changer les choses? Je n’ai pas cette prétention. J’ai fait ce que je devais faire, sans me bercer d’illusions. Peut-être qu’en Europe il n’y aura plus de prisons secrètes, mais il y en aura ailleurs. Souvenez-vous, je suis un adepte de la politique des petites pierres…
Aucun regret?
Dès lors qu’on ne refait pas sa vie, je ne me pose pas la question. Je me dis simplement que j’aurais pu faire beaucoup plus. C’est tout. Jeune, je voulais devenir psychiatre. J’ai très vite su que ce n’était pas pour moi (rire).
«J’ai rencontré des «grands de ce monde». J’en suis à chaque fois revenu déçu»
Pour l’épris de liberté de 75 ans que vous êtes, les mesures anti-covid vont trop loin?
On peut empiéter sur la vie privée des gens à condition que la situation l’exige vraiment, que les mesures soient proportionnées et transparentes. Je doute que tous ces critères soient réunis. A mes yeux, il y a deux raisons à cette situation: on joue avec la peur et on ne veut plus assumer le moindre risque. Un cocktail qui met en danger la démocratie. La Suisse, que j’adore et que j’admire pour énormément de choses, n’a pas démontré qu’elle était une démocratie exemplaire depuis le début de l’épidémie…