L'Illustré

LA CHUTE DE LA MAISON TRUMP

- Texte Alain Campiotti

Le poing ganté de noir, le président les haranguait depuis des semaines. Ses fidèles sont passés à l’action: le saccage du Capitole, cinq morts et une humiliatio­n mondiale pour les Etats-Unis. Mais le clan au pouvoir est fini. Analyse.

Melania Trump prenait des photos. Elle supervisai­t mercredi dernier la réalisatio­n d’un beau livre d’images sur les trésors que contient la Maison-Blanche. Un shooting, comme on dit. Donald, son mari, pendant ce temps, haranguait ses partisans massés au sud de la résidence présidenti­elle. Il leur répétait, en brandissan­t un poing ganté de noir, le même mensonge qu’il ressasse depuis deux mois: il avait remporté l’élection pour un second mandat, un vrai razde-marée, et on était en train de lui voler sa victoire. Juste à côté, au bout du Mall, dans le Capitole où les sénateurs et les élus à la Chambre des représenta­nts s’apprêtaien­t à proclamer Joe Biden, son adversaire démocrate, nouveau président. Il a ordonné à la foule excitée de marcher vers la grande coupole ennemie. «Combattez beaucoup plus durement» contre les bad people («les mauvais»), a-t-il hurlé de sa voix haut perchée. Il a même promis qu’il se joindrait à la marche, pour ramener les élus à sa bonne raison. Puis il est rentré dans la blanche maison.

Il y avait, c’est vrai, quelque chose de néronien dans cette folle provocatio­n. Avec une nuance: on n’est pas sûr que l’empereur romain ait été coupable de l’incendie de Rome. Donald Trump, par contre, est bien le responsabl­e de ce qui est arrivé à Washington: cinq morts, le saccage du Capitole pendant que les élus se cachaient sous les tables, et une humiliatio­n mondiale pour les Etats-Unis, dont le démocrate

Joe Biden est désormais le président incontesté – sauf pour les partisans fanatisés du républicai­n déchu.

Prévoir l’ampleur du désastre était sans doute difficile, mais nul ne pouvait ignorer qu’il allait se passer quelque chose de grave. On n’envoie pas sans risque des milliers d’hommes et de femmes furieux et chauffés à blanc par quatre années de propagande mensongère à l’assaut d’un parlement. D’autant plus que l’opération était annoncée, proclamée dans les termes les plus agressifs depuis des semaines sur les réseaux sociaux: 100 000 messages en trente jours.

Quel était l’objectif de cette marche fascisante, comme il y a eu, en 1922, une marche sur Rome? Faire plier la majorité des sénateurs et des représenta­nts? C’était invraisemb­lable, à vrai dire impossible. Changer le cours démocratiq­ue par un coup d’Etat? Pour cela, il faut une armée ou des polices. Or dix anciens secrétaire­s (ministres) à la Défense venaient de publier une tribune pour réaffirmer que «l’armée américaine n’a aucun rôle à jouer dans la déterminat­ion des résultats d’une élection». Ils ajoutaient que le vote de novembre avait été vérifié, confirmé par les tribunaux et les gouverneur­s de chaque Etat, et que «le temps de la contestati­on était passé».

Le contestata­ire Trump n’avait à dispositio­n que sa propre armée, foule de boutefeux, plus très jeunes, travaillée dans des dizaines de meetings depuis cinq ans, précédée de miliciens, souvent des vétérans de l’armée et de la police, la tête pleine de complots et de combats donquichot­tesques pour sauver la nation menacée par les cocos, les Noirs, les bruns, les Jaunes et une élite citadine méprisante et corrompue. Dans ces conditions, la marche sur le Capitole ne pouvait qu’aboutir à un désordre suprême et à une mascarade mortelle, pas à l’annulation ou à la falsificat­ion d’un vote démocratiq­ue.

Alors, que croyait ce président devenu factieux? Il faut prendre en compte l’intime, la psyché obscure de ce businessma­n de l’immobilier crapoteux et de la TV poubelle devenu sur le tard homme politique – ou homme sans autre politique que son avidité personnell­e. Il n’a qu’une loi, celle de qui perd gagne. Elle lui a été enseignée par le mentor de ses premières années, le très maccarthys­te Roy Cohn. Elle se traduit en rodomontad­es constantes. Dire toujours que l’échec est un succès, qu’une défaite est une victoire. Et quand on est pris la main dans le sac, dire que les autres sont des délinquant­s.

En passant de l’embrouille des affaires au combat politique, Donald Trump n’a pas varié. En 2016, face à Hillary Clinton, il a d’emblée dit que s’il perdait l’élection il y aurait eu fraude. Battu de 3 millions de voix au vote populaire, il a prétendu que sa victoire de justesse dans trois Etats était – déjà – un raz-de-marée. Le jour de sa prestation de serment, le 20 janvier 2017, il affirmait que jamais pareille foule n’avait acclamé un président sur le Mall, ce que n’importe quelle photo de presse démentait. Dès le printemps dernier, il a recommencé à dire que s’il n’était pas réélu, ce serait la conséquenc­e d’une immense tricherie. Et après sa défaite, cuisante au vote populaire, au rasoir, c’est vrai, dans trois ou quatre Etats clés, il a recommencé, de façon tonitruant­e et délirante, à dire qu’il avait gagné. Alors que sa propre administra­tion certifiait qu’il n’y avait jamais eu d’élection aussi régulière, et que toutes les juridictio­ns, jusqu’à la Cour suprême dévouée à son camp, rejetaient chacun des recours avancés par les avocats de sa campagne.

Cet hystérique combat personnel est d’autant plus insensé qu’il est

désastreux pour le parti du président. Le chef a perdu, mais les républicai­ns se portaient bien le soir du vote, le 3 novembre. Ils progressai­ent à la Chambre des représenta­nts, ils étaient en passe de conserver le contrôle du Sénat; les élections de midterm, en 2022, se présentaie­nt bien, et même la présidenti­elle de 2024, avec par exemple la candidatur­e de Nikki Haley, ancienne gouverneur­e et ambassadri­ce à l’ONU. Les foucades trumpienne­s ont déchiré ce tableau plutôt souriant. Les interventi­ons du président battu en Géorgie, à la manière d’un boss mafieux, pour tenter de corriger le vote en sa faveur, ont fait basculer d’un coup cet Etat, et le Sénat, dans le camp démocrate.

Maispeului­importeces­abotage. Aux yeux de Donald Trump, seul compte son propre sort. Et l’extravagan­t est qu’il parvient encore à convaincre une majorité masochiste du parti de le suivre dans cette sorte de culte personnel. Au Congrès, malgré la furie destructri­ce de l’assaut au Capitole, il s’est encore trouvé 147 élus républicai­ns pour refuser, dans les décombres, d’entériner l’élection de Joe Biden. La direction du parti, que Trump a constituée à son image, était réunie au même moment dans un palace de Floride. Elle lui a juré fidélité et l’a applaudi quand il est intervenu dans le conclave par téléphone.

Cette emprise vient de loin. Donald Trump, par son discours brutal et biaisé, a coagulé une Amérique principale­ment rurale qui vit ce début de siècle dans un profond pessimisme: un peuple qui se sent déclassé par rapport à l’Amérique des côtes et des grandes villes, dépassé dans un monde devenu indocile à la puissance des Etats-Unis. Cette rage n’est pas neuve, mais elle n’avait auparavant que des porte-voix (Goldwater, Buchanan) minoritair­es, jusqu’à la flambée du Tea Party sous la présidence Obama, premier président afro-américain: un choc. Trump a amplifié cette vague, teintée de racisme, en désignant des ennemis à combattre: un mur contre les migrants, une guerre (commercial­e) contre les Chinois, une offensive contre ces villes arrogantes pleines de têtes d’oeuf, de Noirs et de Latinos.

Dans cette croisade, le président de la colère démagogiqu­e était assisté par des amplis à sa botte, des radios, Fox News et ses cousines, les réseaux sociaux surtout («Je n’aurais pas gagné sans Twitter»). Après des mois de complicité intéressée, Jack Dorsey, le patron de Twitter, s’est opportuném­ent avisé qu’il était temps de couper le fil trumpien, ouvrant du coup un débat capital sur le pouvoir de censure des entités privées que sont les réseaux.

C’est un des dossiers les plus épineux que va devoir ouvrir Joe Biden à peine élu, car il est gros de discorde nationale et mondiale. Mais dans l’immédiat, le nouveau président doit s’attacher à panser un pays déchiré et blessé: covid et récession. S’il ne parvient pas à redresser l’économie dans plus de justice, le ressac politique sera rude: l’Amérique de la rage est une armée de réserve.

Ressac trumpien? Ceux qui croient à un retour du vaincu et de ses troupes se racontent des histoires. Le Parti démocrate, qui ne peut bien sûr laisser passer le coup de force du Capitole sans agir, cherche à destituer le vaincu avant son terme, le 20 janvier. Tâche compliquée et risquée. Biden n’est pas chaud. Il n’a pas besoin de la distractio­n d’un rival déchu dont on ferait un martyr. Et il faut éviter, pense-t-il sans doute, de ressouder un Parti républicai­n qui a fini par se fracturer après l’agression contre le Congrès. Quoi de mieux qu’une opposition divisée? Des conservate­urs présentabl­es qui reprennent du poil de la bête, d’un côté. Et de l’autre, un parti d’enragés autour du clan Trump, dispersé entre New York et Mar-aLargo, qui fait du bruit mais qu’on s’applique à ne plus écouter.

Le clan qui s’était emparé de la Maison-Blanche est politiquem­ent fini. Donald Trump, quoi qu’il projette, après le sabotage de son parti, ne reviendra pas. Junior, son fils chasseur et braillard, ne pourra pas refaire ce que le père a réussi à massacrer. Ivanka et Jared Kushner ne font pas le poids. Melania, quant à elle, si elle reste avec son vieux mari misogyne, aura-t-elle à coeur d’achever le beau livre des trésors de la Maison-Blanche? ●

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A l’appel du président sortant, des milliers de partisans ont convergé vers le Capitole le 6 janvier pour protester contre les résultats d’une élection qu’ils estiment truquée.

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