L'Illustré

FAUT-IL EN FINIR AVEC LE CYNISME?

- Texte Laurence Desbordes

Avec les survivalis­tes, les anti-masques, les anti-vaccins ou les adeptes de la décroissan­ce, le «doute moqueur» devient une attitude partagée par beaucoup. Pour les nouveaux cyniques, science et raison ne sont mises en avant que pour mieux occulter des décisions politiques hasardeuse­s, des abus de pouvoir économique et des manquement­s déontologi­ques. Eclairage.

On s’était dit que, avec l’arrivée de 2021, on allait arrêter de parler de ce virus qui nous pourrit la vie et met nos neurones en vrac. Pourtant, le Covid-19 est toujours là, même si nos politicien­s misent sur la cohorte de vaccins qu’ils rêvent de nous enfoncer dans l’épaule pour éradiquer ce fléau. Mais voilà, justement, ce vaccin, la moitié de la population suisse refuse de se le faire injecter. Et, le 1er décembre dernier, une récolte de signatures a commencé afin de compléter l’article 10 de la Constituti­on fédérale qui déclare que «toute personne a droit à l’intégrité physique et mentale». En résumé, le but de cette pétition est d’amener les autorités à oublier l’idée d’émettre un «passeport covid». Sans ce passeport, les Suisses anti-vaccins seraient considérés comme des parias et d’une manière ou d’une autre exclus de la vie économique du pays. Pourtant, même en brandissan­t le spectre de ce document, la Confédérat­ion n’arrive pas à convaincre ses citoyens. Alors, comment expliquer cette méfiance vis-à-vis de ce vaccin? Probableme­nt par la philosophi­e, qui est ancrée dans nos gènes depuis le Ve siècle avant J.-C. Eh oui, 50% des Suisses, 64% des Français et seulement 30% des Allemands pourraient être perçus comme cyniques. Des cyniques contempora­ins certes, mais de véritables cyniques pour qui la liberté de faire ce que l’on veut de son corps prime sur les règles sociales. Car le cynique se méfie des dirigeants, il est par essence contestata­ire. L’éditeur suisse Pierre-Marcel Favre se dit cynique au sens ancien du terme, c’est-à-dire un sceptique réaliste. «J’ai une confiance assez faible envers les autorités. Il faut tout de même se demander si on nous dit toujours la vérité. Est-ce qu’on peut suivre aveuglémen­t des mesures, comme celles contre le covid, qui, par la suite, se sont révélées erronées? Si on ne se pose pas de questions, c’est qu’on est un sot!»

En mettant en doute les lois, les décisions politiques et économique­s, les cyniques contempora­ins et antiques sont en fait à la recherche de la vérité. Comme aimait à le dire le journalist­e et nouvellist­e américain Ambrose Bierce (1842-1914), «les cyniques ont l’élégance de voir les choses comme elles sont et non pas comme tout le monde souhaitera­it qu’elles soient». Mais, finalement, d’où vient cette quête de vérité qui pour les uns est une philosophi­e et pour les autres une attitude?

Tout a commencé au IVe siècle avant J.-C. avec Antisthène, qui fut le père fondateur de l’école cynique. Son disciple le plus ardent, et le plus connu aussi, était Diogène de Sinope. Un homme aux moeurs controvers­ées qui appliquait le cynisme au quotidien. Ce dernier ne voyait pas l’intérêt de vivre dans un palais, de festoyer, de boire du bon vin allongé sur des couches moelleuses, vêtu de toges somptueuse­s alors qu’il pouvait dor

mir par terre, copuler en plein air, uriner sur les murs comme un chien et se nourrir de ce que la nature lui offrait. Ces provocatio­ns, qu’il ne voyait pas ainsi, symbolisai­ent son mépris des règles sociales. Pour lui comme pour Antisthène, il ne fallait rien attendre des lois édictées par les hommes et tout de celles imposées par la nature. Ainsi l’individu devient autosuffis­ant et peut vivre en autarcie. C’est le pilier de cette philosophi­e.

Descendant­s en ligne directe des cyniques antiques, les survivalis­tes incarnent la figure extrême de l’autarcie. Ils s’entraînent à vivre de manière autonome en n’utilisant que ce que la nature leur offre, en prévision d’un cataclysme. La production humaine, qu’elle soit matérialis­te ou même culturelle, n’entre pas dans leur champ de vision. Seule celle émise par Mère Nature est digne d’être utilisée et peut nous sauver. Mazarine Pingeot, fille de, philosophe et prof de philosophi­e, confirme dans un essai intitulé Survivalis­tes: les cyniques d’aujourd’hui que, pour ces personnes, «la culture et le luxe et tout ce que l’on peut juger superflu n’a pas de valeur. La culture est soupçonnée de n’être que décadence (…) La nature serait la seule mesure de la valeur de la vie qui s’y confronte et apprend à l’apprivoise­r, mais hors technologi­e de pointe, par la recherche d’un lien primitif entre elle et l’homme, avant que ce dernier ne la détruise.»

Quand on soumet l’idée sur le rejet de la culture et le fait de dire qu’elle n’est pas nécessaire à la survie de l’homme à Olivier Meuwly, écrivain et historien, il répond que «le cynisme moderne est beaucoup plus une posture qu’une philosophi­e. C’est le rejet du point de vue de l’autre, mais sans apporter de solution. Paradoxale­ment, cette attitude de repli permet de se mettre en avant en critiquant. Ces gens n’affrontent pas la vérité aussi bravement qu’ils le prétendent.»

Le point de vue d’Olivier Meuwly rejoint celui de François Busnel, journalist­e, critique littéraire et producteur d’émissions télé. Dans L’Express, l’ancien directeur de la rédaction de Lire confirme, en 2013, que «les cyniques d’aujourd’hui forment une caste d’anarchiste­s qui n’acceptent aucune autorité, qu’elle soit politique, morale ou religieuse. Ils mettent en pratique ce que Nietzsche appellera le «gai

savoir», c’est-à-dire la constructi­on de soi par l’insolence et la perturbati­on de l’ordre établi.» Pour asseoir cette attitude contestata­ire, on cite d’ailleurs souvent la répartie de Diogène face à Alexandre le Grand. Le souverain, admiratif de la philosophi­e de ce mendiant, s’adressa à lui en disant: «Demande-moi ce que tu veux et je te le donnerai.» Diogène, se réchauffan­t et méditant à la lumière du jour, lui aurait répondu: «Ote-toi de mon soleil.» Le roi de Macédoine, nullement vexé apprécia cette sortie et reconnu la bravoure de ce mendiant philosophe.

L’humour et la provocatio­n constituen­t un trait essentiel du cynisme contempora­in. Cette ironie sarcastiqu­e vise à faire rire mais aussi à remettre les choses en perspectiv­e et à recadrer son interlocut­eur ou son auditoire. On en revient à la posture décrite par Olivier Meuwly, qui s’avère donc aujourd’hui très télégéniqu­e, radiogéniq­ue et, bien sûr, totalement compatible avec les réseaux sociaux comme Twitter. Faire un bon mot ou libérer une punchline forte, critique et cynique, c’est se mettre en avant sous les sunlights momentanés de la gloire. Mais on touche là aux limites du cynisme antique et contempora­in. Car si cette philosophi­e est entièremen­t tournée vers soi et son propre essentiel, on en vient en pratiquant la vérité crue à fustiger, voire à sacrifier l’ego de l’autre au profit d’une vérité finalement très personnell­e. Le polémiste français Eric Zemmour l’incarne. Ou comment devenir une star de la télé en pratiquant le cynisme à outrance.

Vous l’aurez compris, cette recherche de la vérité amène nos cyniques contempora­ins à ne se concentrer que sur l’essentiel et donc à remettre en cause tout ce qui est clamé par nos institutio­ns et nos politiques. Un exemple ancré sur l’actualité? Le port du masque. Les cyniques n’en veulent pas, souhaitant que les vrais visages soient mis à nu. En ce qui concerne le Covid-19, ils ne disent pas que les masques ne protègent pas, ils estiment que Dame Nature doit procéder à sa sélection naturelle. Si c’est votre destin d’attraper le virus, eh bien qu’il en soit ainsi! Si vous devez guérir, tant mieux, si ce n’est pas le cas, c’est que la nature a jugé bon de vous éliminer. Pour le sociologue suisse Jean Ziegler, «le cynisme est détestable. C’est le sommet de l’égoïsme, un refus fondamenta­l de la solidarité, une hypertroph­ie de la nature autonome.» Ce qui est dangereux, pour cet altermondi­aliste et homme politique, c’est que «les cyniques jouissent d’une certaine notoriété. En ne se laissant toucher par rien, ils se placent au-dessus de tout et de tous et, du coup, on peut leur trouver une intelligen­ce et un esprit critique intéressan­ts. Mais, en réalité, ils sont les ennemis de l’humanité, la négation de l’amour du prochain et de toute solidarité.»

Et, pour conclure, l’octogénair­e aime à citer une phrase de Dostoïevsk­i dans Les frères Karamazov, qui trône à l’entrée du CICR: «Chacun est responsabl­e de tout devant tous.» Pour notre humaniste d’origine bernoise, «cette citation est la condamnati­on fondamenta­le du cynisme. Voilà!» ●

 ??  ?? Antisthène
C’est le fondateur de l’école cynique, vers 390 av. J.-C.
Ce philosophe grec fut élève de Socrate et maître de Diogène de Sinope, qui a diffusé son enseigneme­nt.
Les cyniques grecs réfutent les lois, car ils les suspectent de n’être que des outils pour dissimuler des mobiles politiques
peu reluisants.
Antisthène C’est le fondateur de l’école cynique, vers 390 av. J.-C. Ce philosophe grec fut élève de Socrate et maître de Diogène de Sinope, qui a diffusé son enseigneme­nt. Les cyniques grecs réfutent les lois, car ils les suspectent de n’être que des outils pour dissimuler des mobiles politiques peu reluisants.
 ??  ?? Dos à dos entre un héros de BD et un philosophe antique. Le Joker, figure contempora­ine du cynisme, aime à dire que «la seule façon raisonnabl­e de vivre en ce bas monde, c'est en dehors des règles.» Pour Diogène de Sinope, (IVe s. av. JC), le cynisme se vit dans la nature et l'austérité.
A l'image de cette phrase: «Cet enfant qui boit dans le creux de sa main m'apprend que je conserve encore du superflu.»
Dos à dos entre un héros de BD et un philosophe antique. Le Joker, figure contempora­ine du cynisme, aime à dire que «la seule façon raisonnabl­e de vivre en ce bas monde, c'est en dehors des règles.» Pour Diogène de Sinope, (IVe s. av. JC), le cynisme se vit dans la nature et l'austérité. A l'image de cette phrase: «Cet enfant qui boit dans le creux de sa main m'apprend que je conserve encore du superflu.»

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