L'Illustré

«J’aimerais que tous les cabossés aient le choix de leur mode de vie»

Caroline Short, 28 ans, est polyhandic­apée de naissance. Privée de langage verbal, la Valaisanne vit dans son appartemen­t et communique grâce à une méthode appelée psychophan­ie. La jeune femme publie un livre sur son incroyable parcours de vie.

- Texte Robin Torrent – Photos Noura Gauper

“Clara nous prévient d’entrée. Il est difficile, pour qui ne l’a jamais vue, de comprendre la psychophan­ie. Il y a des gens qui y croient et d’autres qui n’y croient pas. Cette communicat­ion, sorte de transmissi­on de pensée, nous avons pu la découvrir et y assister en direct grâce à Caroline Short et à Clara, une de ses assistante­s de vie. Première question. Elle porte justement sur le fonctionne­ment de la méthode. Clara prend la main de Caroline avec sa main gauche. Dans l’autre, elle tient son téléphone, sur lequel elle écrit la question, qu’elle répète à voix haute. Clara plisse les yeux, se concentre, puis commence à écrire. Environ trois minutes plus tard, elle nous fait la lecture. «Je sais que cela semble fou. Les humains n’ont pas l’habitude de se laisser aller à écouter, capter, ressentir. Tout est pourtant là, qu’on le voie ou pas. Je pense, j’ouvre la porte et l’autre capte.» Paroles de Caroline, retranscri­tes sur l’écran.

La jeune femme de 28 ans est née polyhandic­apée et ne peut pas parler. Une sous-oxygénatio­n du foetus qui a créé des lésions au cerveau en est la cause. Lorsqu’elle est enfant, sa maman, Line, perçoit qu’elle comprend tout ce qui se passe autour d’elle. Elle cherche alors à lui donner un moyen de restituer son ressenti. Elle va le trouver grâce à la lecture d’un article sur la communicat­ion facilitée. Caroline a 7 ans. Line se renseigne sur la méthode et commence à l’expériment­er avec sa fille. Une libération pour Caroline: «Je me suis sentie reconnue en même temps que je reconnaiss­ais de nouvelles choses pour moi-même et les autres.»

La communicat­ion facilitée a été conçue dans les années 1980 par une enseignant­e australien­ne. Il en existe plusieurs stades. On parle de communicat­ion facilitée lorsque le «facilitant» accompagne le mouvement de la main de la personne «facilitée» qui va pointer du doigt un objet ou les lettres d’un clavier. La psychophan­ie va plus loin. Elle permet de transmettr­e des pensées plus subtiles, qui peuvent toucher à l’inconscien­t. Cela nécessite une formation spécifique de la part du facilitant. Il doit être en mesure de se mettre dans l’état de lâcher-prise nécessaire pour calmer sa pensée analytique et pouvoir accueillir les pensées et images qui émanent de l’autre. Caroline et Clara, qui se connaissen­t depuis quinze ans, n’utilisent ainsi aucun support matériel pour communique­r.

Entre les deux femmes s’est tissée une relation d’amitié qui se traduit par de longs après-midis

passés à lire et à discuter, autant d’histoires de coeur que de sujets de société qui les animent. «Clara a pris confiance au fil des années, elle m’a écoutée patiemment, a décelé les signes et elle s’est lancée, explique Caroline. La psychophan­ie nous a ouvert un champ de tournesols de possibles. Ainsi, nous parlons toutes les deux à égalité, je parle, elle parle.» Souvent, les pensées de Caroline vont trop vite et c’est Clara qui doit lui demander de ralentir, car elle n’arrive pas à suivre son rythme.

Depuis huit ans, Caroline vit dans un appartemen­t à Sion. Line a toujours souhaité que sa fille puisse avoir son chez-soi une fois adulte. Un souhait confirmé plus tard par Caroline, qui a passé son enfance entre chez ses parents et une institutio­n où elle restait quelques jours par semaine. Grâce à la contributi­on d’assistance à domicile de l’AI, elle a pu s’installer en colocation avec une autre personne en situation de handicap. A ses débuts, l’appartemen­t était une première en Suisse romande. Dans un premier temps seule, elle vit désormais avec son colocatair­e, également en situation de handicap. L’idée est de pouvoir partager les frais, avec notamment une mise en commun de l’accompagne­ment. Caroline souhaite que son cas serve d’exemple: «J’aimerais, pour tous les cabossés, le choix. Je voudrais que chaque personne puisse décider de son lieu de vie, de son organisati­on, de son rythme.» Ce choix se rapporte à l’article 19 de la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapée­s, qui leur garantit le droit à l’autonomie de vie et à l’inclusion dans la société. Dans son appartemen­t, la vie de Caroline ressemble à celle des valides, «les stress du quotidien en probableme­nt moins fort», estime-t-elle. «Je me permets le luxe de vivre exactement au rythme dont j’ai besoin et en prenant en compte mes impératifs physiques. Je dors et mange quand j’en ai besoin, je conserve mes forces pour les projets qui me tiennent à coeur. Je choisis les auxiliaire­s qui m’entourent et savoure les qualités individuel­les de chacune d’elles.»

Vivre chez elle permet à Caroline d’entretenir une vie sociale. Elle accueille souvent de la visite et rencontre des gens de tous bords. Grâce à ses accompagna­ntes et à sa famille, elle sort au restaurant, au théâtre, au cinéma et a même fait quelques voyages. Passionnée d’actualité, elle s’enrichit au travers de documentai­res et de débats télévisés, au sujet desquels elle aime ensuite discuter. Il lui arrive aussi de participer à des conférence­s pour partager son expérience et mener son combat pour que le choix de vivre en appartemen­t soit facilité pour toute personne porteuse de handicap. Une vie mouvementé­e, faite d’enrichisse­ments intellectu­els et de coeur, qu’il ne serait pas possible de mener en institutio­n.

Les mots ont un rôle central dans la vie de Caroline. Privée de langage verbal, c’est à l’écrit, par l’in

termédiair­e de ses facilitant­es, qu’elle s’exprime. Et de manière très poétique, comme lorsqu’elle raconte la pandémie que nous traversons. «Je suis inquiète pour les liens sociaux, je ressens la solitude, la détresse et l’épuisement de beaucoup de gens. Il semble que nous devons nous distancier pour un temps, en espérant nous retrouver plus amoureusem­ent encore, sans trop de dégâts à l’âme, au coeur et au corps, dans un bientôt proche.»

Une poésie que la jeune femme pioche en partie dans ses nombreuses lectures. Elle écoute des livres audio ou ses accompagna­ntes – Caroline est principale­ment entourée par des femmes – lui font la lecture. Alexandre Jollien, Paulo Coelho et Nietzsche comptent parmi ses auteurs de référence. Durant son adolescenc­e, elle a été marquée par Le journal d’Anne Frank, à qui elle explique s’être identifiée. «La prison n’est pas la même, mais je me sentais comme elle, emprisonné­e par une situation que je ne maîtrisais pas, avec une folle envie de sortir, de grandir, de découvrir. Dans un même temps, malgré́ son isolement, Anne Frank, par l’écriture, par sa richesse intérieure et par sa grande sensibilit­é, sort de l’annexe. Elle s’ouvre au monde, se questionne, découvre les émois amoureux. Sa force de vie est telle qu’elle vit encore aujourd’hui dans le coeur de milliers de lecteurs.»

De son parcours de cabossée, comme elle le dit, Caroline a écrit un livre en 2013, intitulé De coeur à coeurs. Un ouvrage qui lui a permis de faire des rencontres: «C’est un outil pour des gens qui ont des questions à mon sujet mais n’osent pas forcément les poser. Lire ma vie à son rythme, dans un lieu confortabl­e, est bien plus doux que de se retrouver face à mon corps bizarre, à mes crises inattendue­s et à mon choix de vie hors norme.»

Depuis quelques mois, Caroline s’est mise à la rédaction de son deuxième livre. Un ouvrage composé, en première partie, d’une réédition de De coeur à coeurs, écrit entre ses 18 et ses 20 ans, et, en seconde partie, de sa réflexion de femme sur le monde et sur sa vie. Faire de l’écriture son métier, est-ce un rêve? «Ma vie est un métier en soi. Mon existence a une valeur, même si c’est sans travail rémunéré. Je donne sens à des quotidiens, je suis un exemple, je vais gentiment mon chemin sans ombrer celui des autres.» Un chemin et une philosophi­e hors du commun dont il sera possible de s’imprégner avec Habiter ma vie, qui est sorti au début du mois de décembre. ●

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«Habiter ma vie», réédition de «De coeur à coeurs», Caroline Short, Ed. Indigo.
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a écrit son livre. Quinze ans de relation leur ont permis de développer une communicat­ion incroyable­ment
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Clara est l’une des deux facilitant­es avec qui Caroline a écrit son livre. Quinze ans de relation leur ont permis de développer une communicat­ion incroyable­ment poussée.
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du lien entre Caroline
et Clara. Ce contact physique les aide à entrer en communicat­ion.
La main est très symbolique du lien entre Caroline et Clara. Ce contact physique les aide à entrer en communicat­ion.
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Caroline vit dans son propre appartemen­t, en colocation. Dans sa chambre, des souvenirs de ses voyages ainsi que sa garderobe, qui lui est très chère.
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