L'Illustré

VISITE CHEZ DÜRRENMATT, NOTRE SHAKESPEAR­E

- Texte Marc David

L’écrivain suisse le plus lu et le plus joué du monde aurait eu 100 ans le 5 janvier. Plusieurs exposition­s lui sont consacrées en 2021 au Centre Friedrich Dürrenmatt, à Neuchâtel. Là où l’auteur de «La visite de la vieille dame» a vécu pendant près de quarante ans, ouvert au monde, fou de dessin et content de regarder les matchs de Xamax da ns sa lunette...

La villa au toit plat est blanche et moderne, c’est le dernier bâtiment des hauts de Neuchâtel avant que l’étroit chemin en pente ne s’enfuie dans la forêt. Après être entré, il faut commencer par regarder au-dehors. Laisser l’oeil s’évader à travers les baies vitrées, oublier le lac et apercevoir l’autre rive, au loin, avec le canton de Berne et la Suisse alémanique derrière. Reviennent alors les phrases de Friedrich Dürrenmatt lui-même, notant la vue qu’il avait depuis ce lieu où il a vécu pendant presque quarante ans, de 1952 jusqu’à sa mort en 1990: «En automne et en hiver, par temps clair ou par journée de foehn, les Alpes sont visibles du Finsteraar­horn, en passant par la Blümlisalp, jusqu’au Mont-Blanc; même le Cervin se distingue, une pointe minuscule.» Certains jours, ce fils de pasteur, athée proclamé, parvenait à voir le clocher de l’église de Guggisberg, le village bernois d’où sa famille est originaire.

Tout le symbole Dürrenmatt est là, géographiq­ue, et la directrice du centre depuis 2014, Madeleine Betschart, ne se lasse pas de l’expliquer aux visiteurs, parfois en étendant les bras vers cet ailleurs, si proche et si différent. «Dürrenmatt était resté un Suisse alémanique tout en habitant en Romandie. Il voulait voir la Suisse. Il n’est pas allé à Genève, par exemple. Et c’est d’ici, dans ce lieu paradoxale­ment nommé le vallon de l’Ermitage, qu’il est devenu universel.»

Quand nous y pénétrons, fin 2020, l’endroit fourmille d’ouvriers. On prépare dans la fièvre la première des trois belles exposition­s qui jalonneron­t 2021, année du centenaire de sa naissance. Il y a des phrases et des dessins partout, des minotaures, des monstres, des visages, des catastroph­es, de l’humour. La Suisse est tour à tour associée à une arche, à un bunker, à une équipe de foot. Ici une citation: «La Suisse est comme une prison, où les prisonnier­s sont leurs propres geôliers.»

Critique infatigabl­e de son propre pays, parlet-il encore d’une Suisse que nous connaisson­s? La sienne était celle du progrès, des autoroutes, de la technologi­e triomphant­e associée à l’angoisse de la pollution. Il parlait de l’homme, de ses ridicules envies de grandeur, de la perte de sens du monde ou de la faillite des idéologies. Parions qu’il aurait adoré la pandémie actuelle. Lui qui a tant prédit de désastres collectifs y aurait puisé matière à une leçon extraordin­airement pratique.

L’écrivain dessinait, c’est moins connu. Sa fille Ruth, elle aussi artiste, raconte comment «les jours

de pluie, mon père s’asseyait à l’immense table, prenait un grand bloc de feuilles blanches, des pinceaux, des crayons de couleur et se mettait à peindre. Nous, ses trois enfants, nous installion­s près de lui. Il dessinait, racontait, nous participio­ns au scénario. Comme un magicien, il créait pour nous un univers merveilleu­x qui nous appartenai­t.»

Des dessins et des peintures, «nous en possédons plus de mille, dit la directrice. Nous avons cette lettre émouvante où, jeune homme, il dit: «Doisje peindre ou écrire? Je me sens appelé par les deux…» Il décidera à 25 ans de devenir écrivain, sans jamais poser son pinceau; c’est resté son jardin secret. Il n’a pourtant presque jamais exposé, sinon au café du Rocher, derrière la gare, chez son ami restaurate­ur Hans Liechti, et au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel. Il a toujours refusé de vendre la moindre oeuvre. Chez lui, l’illustrati­on allait de pair avec l’écriture. Pour décrire une scène ou une personnali­té, il saisissait son crayon. Sur son bureau se trouvaient toujours deux piles de papier vierge.

Dans cette maison, c’est l’homme qui intéresse d’abord. L’érudit et le bon vivant, le père de famille et le promeneur qui partait avec ses chiens dans les bois voisins. «En marchant, je clarifie volontiers mes idées; c’est à peine si je prends conscience de la forêt», écrivait-il. En s’installant, il raconte avoir passé son premier été à déterrer les pierres que son prédécesse­ur avait enfoncées dans le sol pour entourer ses plantation­s de légumes, et à les jeter hors du jardin où elles dégringola­ient la pente, à la grande joie de ses enfants.

L’illustré vint parfois lui rendre une visite de courtoisie, comme en 1958, le décrivant «pas le moins du monde confit dans son succès, le visage mobile, expressif, le geste bonhomme. Ne craignant pas de se montrer dans des situations d’un comique burlesque.» L’écrivain est du genre direct: «Je suis venu à Neuchâtel parce qu’il ne s’y passe strictemen­t rien. J’habite ici pour ne pas devoir participer à une quelconque vie culturelle. Les galas Karsenty, personne n’attend de moi que j’y aille. Je peux travailler en paix.»

Il n’est pas non plus étranger à sa région. Il a voulu que ses trois enfants, dont deux vivent encore aujourd’hui à Genève, parlent le français. Pendant dix ans, de 1957 à 1967, le voisin de 17 ans est venu les y aider, notamment le cadet, qui peinait à l’école. Pierre Lachat, fils de pasteur lui aussi, a un peu fait partie de la famille: «Les Dürrenmatt vivaient plutôt en vase clos, ils préféraien­t inviter. Avec Friedrich Dürrenmatt, tout se passait selon

l’humeur du moment. Il pouvait avoir de grands moments de silence, où il était dans ses pensées. Je me souviens de son ironie, de son amour pour le côté grotesque des choses. J’ai aussi pu observer la manière dont il remettait tout en question, il détestait les idées reçues.»

En 1961, Pierre Lachat part en vacances avec les Dürrenmatt, à Sainte-Maxime, tout le monde entassé dans la grande Chevrolet Bel Air. «Un jour, comme il faisait cru, il a décidé de faire des affiches. Les enfants n’ont pas suivi, mais je le revois au bout de la table, seul, dans le grand living-room.» Il souligne le rôle de sa première femme, Lotti, décédée en 1983. «Pour moi, il n’y aurait pas eu de

Centre Dürrenmatt sans sa seconde femme, Charlotte Kerr, mais il n’y aurait pas eu de Dürrenmatt sans Lotti. Actrice à l’origine, elle fut sa documental­iste, sa première lectrice. Il fallait qu’elle soit disponible pour lui.»

Ici et là, dans la maison presque intacte, le regard prend plaisir aux objets. La mappemonde des années 1960. Le télescope, un binoculair­e Zeiss de grand format. «Je l’emploie parfois pour observer les exercices de tir de l’aviation fédérale», écrivait-il. Il l’utilisait aussi pour regarder les matchs de Xamax, car le stade de la Maladière est placé exactement au-dessous, ou pour scruter le ciel. On est touché par le vieux magnétopho­ne à cassettes, le taille-crayon en fer ou la piscine rectangula­ire, qui rappelle Mon oncle de Tati.

Mais, surtout, dans le bâtiment du bas, la bibliothèq­ue, somptueuse, renvoie au siècle des Lumières. L’écrivain recevait ses visiteurs parmi ses 4000 livres et les collection­s de Goethe, de Gotthelf ou de Jules Verne. Fascinante, cette «bibliothèq­ue d’auteur» sera désormais visible au public. A l’étage au-dessous, il a peint les toilettes, sa «chapelle Sixtine», avec des personnage­s de ses romans.

Laissons la dernière touche au critique Franck Jotterand, qui le rencontre pour L’illustré en 1957. Il souligne que, à 36 ans, «Fritz», lunettes et visage ronds, a déjà composé six pièces radiophoni­ques, quatre romans policiers, une comédie en prose, six pièces de théâtre, dont la plupart ont été créées sur les principale­s scènes de Suisse et d’Allemagne. Il rappelle avec malice que, l’année précédente, Pro Helvetia a refusé à Dürrenmatt les subsides nécessaire­s à sa participat­ion au Festival d’art dramatique de Paris. Motif évoqué par un membre du co

mité: «La pièce (ndlr: «La visite de la vieille dame», créée le 28 janvier 1956 au Schauspiel­haus de Zurich) risque de donner une image déformée et nuisible de la réalité suisse.» Elle est aujourd’hui traduite dans plus de 40 langues.

En quête d’auteur à qui le comparer, le journalist­e n’en trouve qu’un: Shakespear­e. Alors relisons cette acide Visite, mais aussi Les physiciens ou La panne. Dürrenmatt a des choses à nous dire. ●

A voir au Centre Dürrenmatt: «Friedrich Dürrenmatt et la Suisse», du 24 janvier au 2 mai (à vérifier en fonction de la crise covid), «Friedrich Dür renmatt et le monde», du 15 mai au 5 septembre. A lire: «Parcours et détours avec Friedrich Dürrenmatt», édité par Madeleine Betschart et Pierre Bühler, 2020.

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Dürrenmatt. En 1964, il a bâti une seconde
maison audessus (photo de dr.), où il a passé ses dernières années.
Le grand écrivain a vécu de 1952 à 1990 (à g. en 1962) sur les hauts de Neuchâtel, d’abord dans l’actuel Centre Dürrenmatt. En 1964, il a bâti une seconde maison audessus (photo de dr.), où il a passé ses dernières années.
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 ??  ?? Friedrich Dürrenmatt (1921-1990) en 1977. L’écrivain d’origine bernoise aimait l’humour tragicomiq­ue. Une semaine avant sa mort, il déclarait: «Le fossé entre la manière dont l’être humain vit et la manière dont il pourrait vivre devient toujours plus ridicule. Nous vivons à l’ère du grotesque et de la caricature.»
Friedrich Dürrenmatt (1921-1990) en 1977. L’écrivain d’origine bernoise aimait l’humour tragicomiq­ue. Une semaine avant sa mort, il déclarait: «Le fossé entre la manière dont l’être humain vit et la manière dont il pourrait vivre devient toujours plus ridicule. Nous vivons à l’ère du grotesque et de la caricature.»
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offert en 1987 par l’ex-président du club Gilbert Facchinett­i. Dürrenmatt aimait observer les matchs au stade de la Maladière depuis sa terrasse, avec son télescope.
A dr.: le dessin «Le footballeu­r»,
réalisé en 1977.
Un fanion de Xamax offert en 1987 par l’ex-président du club Gilbert Facchinett­i. Dürrenmatt aimait observer les matchs au stade de la Maladière depuis sa terrasse, avec son télescope. A dr.: le dessin «Le footballeu­r», réalisé en 1977.
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Friedrich Dürrenmatt, en 1982. Tiraillé entre peinture et écriture, il s’est représenté là de manière parfaiteme­nt bonhomme. Ci-dessous: partie d’échecs en 1952 avec Lotti, sa première femme, qui était aussi sa première lectrice. En bas: en 1984 avec sa seconde épouse, la réalisatri­ce allemande Charlotte Kerr (1927-2011), qui créa le Centre Dürrenmatt de Neuchâtel.
Autoportra­it de Friedrich Dürrenmatt, en 1982. Tiraillé entre peinture et écriture, il s’est représenté là de manière parfaiteme­nt bonhomme. Ci-dessous: partie d’échecs en 1952 avec Lotti, sa première femme, qui était aussi sa première lectrice. En bas: en 1984 avec sa seconde épouse, la réalisatri­ce allemande Charlotte Kerr (1927-2011), qui créa le Centre Dürrenmatt de Neuchâtel.
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Lotti, et ses enfants, Ruth, Peter et Barbara,
dans les années 1960.
En famille, avec sa femme, Lotti, et ses enfants, Ruth, Peter et Barbara, dans les années 1960.
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Dans le bureau de Friedrich Dürrenmatt, presque intact, quelques objets délicieuse­ment d’époque rappellent sa présence. Une pipe et des dictionnai­res, une statuette de Karl Marx et des dérouleurs de scotch, une radiocasse­tte (de haut en bas).
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Dürrenmatt au travail à son bureau neuchâtelo­is, en 1962. Avant d’écrire, il commençait souvent par dessiner.
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La directrice du Centre Dürrenmatt, Madeleine Betschart, dans l’exceptionn­elle bibliothèq­ue de l’auteur et ses 4000 ouvrages.
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Le photograph­e a-t-il lancé une plaisanter­ie? Amusé, Dürrenmatt se retourne en souriant pendant une séance de dédicaces chez l’éditeur Orell Füssli, à Zurich, en 1981.

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