L'Illustré

Il rejoint le monde du silence

Producteur génial, tyran parano, Phil Spector a révolution­né le son des années 1960 et travaillé avec les Beatles, Tina Turner ou les Ramones. Condamné pour meurtre, il est mort en prison.

- Texte Didier Dana

Il était considéré par John Lennon comme un génie, le plus grand producteur pop-rock de tous les temps. Harvey Phillip Spector, compositeu­r, arrangeur et preneur de son, a révolution­né la musique destinée aux adolescent­s, dont il fut le premier nabab, selon les mots de l’écrivain Tom Wolfe. Devenu millionnai­re à 21 ans, il a tristement fini en prison où il est mort des suites de complicati­ons liées au Covid-19, samedi dernier, à 81 ans.

Né dans le Bronx, à New York, Phil Spector a été élevé par sa mère. Enfant au caractère fantasque, frappé de paranoïa, il entre en analyse à 23 ans. Il étudie la guitare et se nourrit de musique classique, de jazz et de rhythm’n’blues. Il connaît son premier succès en 1958, à 19 ans, avec To Know Him Is to Love Him, single d’un groupe éphémère dont il est le fondateur, les Teddy Bears. Tiré d’abord à 500 exemplaire­s avant d’être propulsé numéro un, ce titre s’inspire de l’épitaphe inscrite sur la tombe de son père Benjamin, suicidé en 1949. Dans la foulée, le jeune surdoué monte Philles, son propre label. La signature de Phil Spector, c’est le Wall of Sound (mur du son). En bourrant le studio de musiciens et de choristes, il obtient un effet de masse. Chaque instrument est capté par un seul micro au même niveau, la batterie légèrement mise en avant. Le signal sonore est alors envoyé dans une chambre d’écho où il est enregistré. Les chansonnet­tes deviennent de mini-symphonies avec orchestre philharmon­ique. Des cordes, Spector en met partout, notamment sur l’album Let It Be des Beatles (1970). Ces ajouts massifs (The Long and Winding Road) sont une trahison pour McCartney. Le disque est produit en secret, en son absence. Macca tiendra sa revanche en 2003, proposant alors une version «naked», sans nappes de violons ou additifs sirupeux.

A ses débuts, Phil Spector produit des ensembles féminins, les Crystals (Da Doo Ron Ron) et les Ronettes (Be My Baby), dont fait partie Veronica, alias Ronnie, qu’il épousera. Jaloux maladif, complexé par sa petite taille et une calvitie naissante, il fait surveiller sa chérie. Partie en tournée, elle assure avec son trio la première partie des Rolling Stones. Par la suite, il l’obligera à vivre cloîtrée dans leur manoir, interdite de sortie, de chanter ou d’enregistre­r. Un soir, racontet-elle dans ses Mémoires, son mari l’amène au sous-sol et lui désigne un cercueil en or surmonté d’un couvercle en verre. «Tu termineras là-dedans si tu ne m’obéis pas», lui dit-il.

Au fil du temps, le terme «spectorien» est devenu un adjectif mais l’homme bascule dans la caricature. Multiplian­t les manteaux de fourrure et les Rolls, il se comporte en tyran. Napoléon tout-puissant, il règne dans l’espace d’enregistre­ment où il travaille exclusivem­ent en mono. En 1969, on l’aperçoit achetant de la cocaïne dans le film Easy Rider. En 1974, son personnage inspire le maléfique Swan, producteur du faustien Phantom of the Paradise de Brian De Palma. Connu pour avoir influencé les Beach Boys, Spector a travaillé avec Elvis Presley, Ben E. King ou Ike & Tina Turner (River Deep Mountain High). Lennon et Harrison font appel à lui pour leurs projets solos, Imagine et All Things Must Pass. On le retrouve aussi avec Mick Jagger, les Ramones ou Leonard Cohen. Les sessions avec ce dernier sont si houleuses qu’il pointera un pistolet sur la tempe du poète afin de s’assurer de son total contrôle sur les bandes enregistré­es.

La carrière de ce génie malade, passionné d’armes à feu, va connaître un épilogue dramatique. Le 3 février 2003, il téléphone à la police, en déclarant: «Je crois que je viens de tuer quelqu’un.» Il écopera de 19 ans de prison pour le meurtre de l’actrice Lana Clarkson, plaidant qu’elle s’est tuée accidentel­lement d’une balle dans la bouche. Après une première mise en liberté contre une caution de 1 million de dollars, Phil Spector sera définitive­ment condamné. ●

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avec Ronnie, sa femme (à g.), aux Gold Star Studios
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Phil Spector et les Ronettes en 1963 avec Ronnie, sa femme (à g.), aux Gold Star Studios de Los Angeles.

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