L'Illustré

«Les femmes ont dû faire preuve de beaucoup de courage»

Après cent vingt ans et près de 90 votations communales, cantonales et fédérales, le 7 février 1971, une majorité d’hommes dit oui au suffrage féminin. Ou comment la si belle démocratie suisse s’est vue redéfinie.

- Texte Albertine Bourget

Un énorme escargot qui se traîne dans les rues de la capitale fédérale: le symbole choisi par les activistes de l’Associatio­n suisse pour le suffrage féminin pour incarner ce droit de vote qui se refuse à elles. Nous sommes en 1928. Imaginent-elles alors qu’il faudra encore plus de quarante ans pour qu’enfin les hommes du pays le leur accordent? Cela fait pourtant déjà des années qu’une minorité de femmes – et d’hommes – se bat dans ce sens. Dans un ouvrage passionnan­t, La conquête d’un droit. Le suffrage féminin en Suisse (Ed.Livreo-Alphil), la professeur­e d’histoire Brigitte Studer revient sur ce long combat «méconnu».

La Suisse, dont la Constituti­on a accordé le droit de vote à tous les citoyens en 1848, se targue d’être la plus vieille démocratie du monde. Difficile dès lors de remettre ce statut en question. «Et puis, il est quasiment impossible aujourd’hui d’imaginer à quel point la société était genrée», rappelle Brigitte Studer. Il y a cinquante ans, les femmes mariées qui voulaient travailler ou ouvrir un compte bancaire devaient encore obtenir l’aval de leur époux. A la femme la charge de la maisonnée et des enfants. Aux hommes la politique et les décisions du pays. Sans parler de la frilosité des institutio­ns, peu enclines à remettre en cause l’ordre établi. «Les élites et notamment le Parti radical s’engagent très peu. Ce dernier est lié aux partis conservate­urs et paysans qui sont particuliè­rement attachés à l’idée que la femme est une ménagère et une mère et qu’elle n’est pas une citoyenne politique», souligne la professeur­e.

Peu nombreuses, les activistes existent bel et bien. A Genève, en 1868, Marie Goegg-Pouchoulin a fondé la première organisati­on féministe du pays, l’Associatio­n internatio­nale des femmes. Citons l’enseignant­e Emilie Gourd en 1913: «C’est mettre la charrue avant les boeufs que de nous occuper d’antialcool­isme, d’égalité de la morale, de la législatio­n ouvrière, de protection de l’enfance… sans avoir le bulletin de vote.» Au tournant du XXe siècle, sous l’impulsion du protestant­isme social d’une part et de l’Internatio­nale socialiste de l’autre, éclosent de nombreuses associatio­ns de femmes. Toutes ne partagent pas les mêmes revendicat­ions. En 1919, le droit de vote des Neuchâteloises sur le plan cantonal et communal est rejeté à près de 70%, le premier d’une longue série de refus.

De manière générale, souligne Brigitte Studer, les militantes sont «très respectueu­ses des moeurs politiques suisses, ont peur de provoquer. Il est vrai qu’elles ont été beaucoup vilipendée­s. Avec les quelques militants – car il convient d’intégrer les hommes suffragist­es –, elles font preuve de beaucoup de courage face à l’hostilité souvent à peine masquée ou au contraire aux quolibets, aux manoeuvres dilatoires et aux opposition­s frontales, pour oser affirmer un droit et persévérer en dépit de tous les revers.» La Bâloise Iris von Roten sera marginalis­ée par les associatio­ns féministes et moquée au carnaval de Bâle pour avoir osé publier, en 1958, Frauen im Laufgitter («Femmes derrière les barreaux»). Et se verra accusée d’avoir fait échouer la votation de 1959.

La grande difficulté du combat, c’est évidemment «ce paradoxe de tenter d’obtenir quelque chose sans moyen pour l’obtenir, car les femmes sont dépossédée­s des instrument­s démocratiq­ues, souligne Brigitte Studer. Elles pouvaient seulement lancer des pétitions, ce qu’elles ont beaucoup fait. Mais celles-ci finissaien­t dans des tiroirs. Il leur fallait des relais masculins pour accéder aux décisions politiques.» Face à la frilosité du politique – en 1951, le Conseil fédéral, dans un rapport, a conseillé d’attendre –, les démarches se font inventives: en 1957, à l’initiative de l’avocate vaudoise Antoinette Quinche, près de 1500 Vaudoises, Genevoises et Neuchâtelo­ises réclament leur carte de vote à leur commune et vont jusqu’au Tribunal fédéral. Soutenues par le Conseil communal, les femmes de la commune valaisanne d’Unterbäch votent, même si leurs voix ne seront finalement pas prises en compte. La même année, le Conseil fédéral, désireux d’obliger les femmes à servir dans la protection civile, prend enfin position pour le droit de vote. Et veut rassurer les électeurs masculins: «Si la femme n’obéit pas autant à la logique, elle compense ce défaut par un sens pratique qui lui permet de saisir l’essentiel.» Mais malgré une grosse campagne emmenée par des personnali­tés telles que le général Guisan, c’est un échec cuisant, déploré par l’ONU. Sauf dans les trois cantons précités: après Vaud et Neuchâtel, les Genevoises accèdent au droit de vote cantonal en 1960. Suivent Bâle-Ville en 1966, Bâle-Campagne en 1968, le Tessin en 1969, le Valais, Lucerne et Zurich en 1970.

En 1968, le Conseil fédéral décide d’adhérer à la Convention européenne des droits de l’homme – en excluant le droit de vote des femmes. Echaudé, il craint un nouvel échec dans les urnes. Mais le vent tourne et la volonté d’adhésion à la Convention européenne s’avère une impulsion décisive comme un argument de poids pour les militantes. Le 1er mars 1969, 5000 femmes participen­t, pour la première fois de l’histoire de ce combat, à une manifestat­ion nationale. La «marche sur Berne» siffle et vibre au discours de l’Uranaise Emilie Lieberherr: «Les Suissesses rassemblée­s ici revendique­nt le droit de vote et d’éligibilit­é (...). L’égalité juridique entre les sexes est une condition préalable importante au plein exercice des droits de l’homme.» Le Conseil fédéral organise une nouvelle votation le 7 février 1971. Deux tiers des votants disent oui, la Constituti­on est modifiée. En octobre, dix femmes sont élues au parlement fédéral. Près de cinquante ans plus tard, en 2019, elles seront 84 à être élues à Berne, score historique, et occupent désormais 42% des sièges de la Chambre du peuple. ●

 ??  ??
 ??  ?? Une image emblématiq­ue: la femme se voit priée de quitter la Landsgemei­nde de Trogen
(AR) en 1968. Après 1971, le canton refusera encore cinq fois d’accorder aux femmes le droit de vote cantonal, jusqu’en 1989.
Une image emblématiq­ue: la femme se voit priée de quitter la Landsgemei­nde de Trogen (AR) en 1968. Après 1971, le canton refusera encore cinq fois d’accorder aux femmes le droit de vote cantonal, jusqu’en 1989.
 ??  ?? Accorder le droit de vote à la gent féminine nuira au bien-être de la maisonnée, c’est l’argument clé des opposants, comme le montrent ces affiches de 1919 (1) et de 1946 (23). L’homme, qui tranche dans les urnes, est mis en avant dans les campagnes, y compris favorables, comme en 1959 (4-5) et en 1971 (8). Pour ou contre, la femme apparaît seule et fière en 1960 (6) et en 1968 (7).
Accorder le droit de vote à la gent féminine nuira au bien-être de la maisonnée, c’est l’argument clé des opposants, comme le montrent ces affiches de 1919 (1) et de 1946 (23). L’homme, qui tranche dans les urnes, est mis en avant dans les campagnes, y compris favorables, comme en 1959 (4-5) et en 1971 (8). Pour ou contre, la femme apparaît seule et fière en 1960 (6) et en 1968 (7).

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland