L'Illustré

Michel Stangl, le chef qui a dit à Guy Parmelin à quel point les restaurate­urs étaient à bout.

Poignant, le restaurate­ur Michel Stangl a exprimé le drame de sa profession en interpella­nt violemment le président de la Confédérat­ion à la télévision. C’est un chef généreux et haut en couleur, que tout le monde connaît dans son Val-de-Ruz.

- Texte Marc David – Photos David Marchon

“Début janvier, l’interventi­on dure à peine deux minutes sur le plateau d’Infrarouge. Pull grenat acheté pour l’occasion, ses deux mains de chef s’envolant entre les parois de plexiglas, Michel Stangl, 58 ans, y pousse un de ces cris du coeur qui sont l’honneur de la télévision.

Après avoir avalé un verre de rouge pour se donner de l’allant, il s’adresse fort et clair à Guy Parmelin, président de la Confédérat­ion fraîchemen­t élu. «On nous savonne la planche! s’exclame-t-il. On la relève un peu histoire que la pente soit sympathiqu­e et qu’on se pète la g… en bas!» Il n’oublie pas que le politicien est un ancien vigneron: «Monsieur Parmelin, si vous versez 40% de vos tonneaux de vin dans le ruisseau, vous n’arriverez pas à tourner, vous le savez.» Et conclut sur un menaçant: «En décembre, ce que j’ai réussi à récolter m’a juste servi à ne pas m’acheter une corde.»

Ce soir-là, il n’est pas venu pour écouter une réponse. «Je voulais que mon interlocut­eur entende qu’on est au bout. Et lui dire tout le savoir-faire que l’on perd avec ces arrêts, ces mois à attendre. Moi, la prochaine fois que je coupe un oignon, je ne sais pas si ce sont mes doigts qui vont passer avant…»

Après, il a pris son train pour retrouver son restaurant de Dombresson, posé au bord de la route principale, silencieux depuis le 26 décembre. «Le 25 fut un des pires jours de ma vie. Je n’arrivais pas à serrer les mains à des clients qui viennent tous les jours, je me disais que c’était peut-être la dernière fois que je les voyais.» Il l’avoue, ce jour-là, ce grand bon vivant a craqué. Les cinq mois de fermeture totale en 2020, l’incertitud­e, les pertes financière­s chiffrées en milliers de francs, les aides qui ne viennent pas, tout lui est revenu d’un coup.

Peut-être a-t-il regardé autour de lui. Vu son grand Hôtel de Commune qu’il a hissé à 15 points au GaultMilla­u. Son grand-père s’y est installé en 1945. Lui, Michel Stangl, à la fois fougueux, fêtard et travailleu­r, l’a transformé de fond en comble après l’avoir investi en 1989, à 25 ans, et notamment un passage à la Vue-des-Alpes, où il a appris l’exigence d’un restaurant coté. Sa mère et sa grandmère étaient alors tenancière­s. «J’étais proche de cette dernière. Elle m’a transmis la générosité, une manière d’appréhende­r la vie. Je fais toujours sa blanquette ou ses rôtis de porc.» Ce don de soi, il n’a pas arrêté de le mettre en exergue. Dans les moments où la communauté souffrait et avait besoin

de lui, il est allé au front. «Rien d’exceptionn­el, j’ai été éduqué ainsi. Ici, tout le monde sait comment je fonctionne, comment je réagis de manière raisonnabl­e à des questions déraisonna­bles…» Avec son équipe, il était déjà de tous les banquets monumentau­x, des Jardins musicaux de Cernier au Festin neuchâtelo­is, mais la meilleure démonstrat­ion est arrivée en juin 2019, quand des inondation­s ont ravagé Dombresson, 350 foyers touchés, une mare de boue. Pendant quinze jours, le restaurant a accueilli les habitants, d’abord gratuiteme­nt. «Il y en avait sur la terrasse, derrière la maison, partout! Un mois de travail perdu mais il fallait qu’ils mangent avec une eau propre, dans un endroit propre.»

Stangl, que tout le monde appelle Michel, c’est un tempéramen­t, un volcan souriant. Le genre à aller faire son marché pendant deux ans à vélo à Neuchâtel en tirant sa charrette remplie au retour, jusqu’à cracher ses poumons en haut des Cadolles, puis à enchaîner avec le service. Mais aussi un tendre. Impossible pour lui de toucher un fusil, de «prendre une vie», dit-il. Aux chasseurs qui le livrent, il explique qu’il va mettre leur gibier en valeur. «Cet animal sera au moins mort pour quelque chose. Ma grand-mère m’a appris le respect immodéré de la vie mais aussi de la mort.»

En mars, au début de la crise, il a vite agi. L’aspect sanitaire, il l’érigeait de toute façon en dogme jusqu’à harceler le laboratoir­e cantonal au moindre doute. Chez lui, aucun membre du personnel ne boit au goulot et chacun inscrit son nom sur sa bouteille et ne la partage pas.

Mi-mars, lors du confinemen­t, il a envoyé sa demande pour les RHT. Il a dû attendre onze semaines pour une réponse. Une aide à fonds perdu de l’Etat de Neuchâtel l’a sauvé. Surtout, en deux jours, au lieu de se plaindre, il a mis en place un service de take-away en mode commando. Des copains de la société de tir ont mis leur charrette à dispositio­n, il a concocté en un tournemain une carte à 12 francs avec trois menus, dont un végétarien. Il pensait qu’il y aurait une dizaine de clients, il y en eut des centaines, alignés sur le trottoir. «Je voulais que tout le monde puisse venir. Lors de cette première phase, j’ai appris des mots de français que je ne connaissai­s pas, anxiogène, chronophag­e, énergivore.» Levé à 6 heures, il a perdu beaucoup d’argent, mais il a joué le rôle qu’il aime. Proche des gens, et notamment des vieilles personnes. «J’ai même appelé Frédy Girardet pour voir comment il allait. Ma génération lui doit tout.»

A l’été, après un mois de juin médiocre et une lourde opération de la hanche, il était échaudé. Il a été prudent, a proposé une carte allégée. En septembre, après s’être retenu et avoir longtemps cru que les restaurant­s allaient de nouveau fermer, il n’y a plus tenu. «Novembre, c’est notre meilleur mois. Alors j’ai refait ma carte de menus, je suis reparti à l’attaque, j’en avais marre des demi-mesures. Ce fut mon erreur: quand tout s’est refermé en novembre,

j’avais beaucoup de marchandis­e sur les bras, la catastroph­e. J’ai perdu 10 000 francs, là.»

Aujourd’hui, suivant sa philosophi­e, «cela ne va pas, mais je ne veux pas que cela n’aille pas». Passer pour une victime le révulse, lui aux tirades volontiers anars, lui qui revendique le côté «un peu taré» des restaurate­urs. Il dort mal, relit Cavanna en pleine nuit. «L’adrénaline et l’esprit de compétitio­n me permettaie­nt de dormir quatre heures et de travailler. Aujourd’hui, je dors sept heures et je n’arrive pas à me réveiller.»

Les nouvelles mesures du 13 janvier ne le convainque­nt pas. «C’est trop confus. Comment GastroSuis­se peut-il être satisfait qu’on nous traite ainsi? Ueli Maurer parle d’un mois de perdu, mais il oublie qu’on a fermé cinq mois en 2020. Il a tellement peur qu’on lui vole un franc. La Suisse, avec ses milliards, devrait traiter autrement une corporatio­n entière. Je n’encaisse pas qu’ils aient sauvé Swissair ou la BNS, qui ont fait plein d’erreurs, et qu’ils nous laissent. Il y a des moyens simples: qu’on utilise l’AVS, si stable!» Le 28 février, date supposée de réouvertur­e, lui paraît loin. «Dans quel état serai-je? En aurai-je envie? Il faut tenir. Mon restaurant est en danger, même si beaucoup de monde dans la région n’a pas envie que je coule.» ●

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58 ans, dans son Hôtel de Commune, à Dombresson (NE),
qu’il dirige depuis trente ans. Truculent, le coeur sur la main, il «n’encaisse pas» la manière dont le pays le traite.
Le chef Michel Stangl, 58 ans, dans son Hôtel de Commune, à Dombresson (NE), qu’il dirige depuis trente ans. Truculent, le coeur sur la main, il «n’encaisse pas» la manière dont le pays le traite.
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restaurate­ur est désormais occupé par le traitement des factures, dans la salle à manger vide. Un crèvecoeur pour ce grand travailleu­r: «Pendant tout ce temps, je n’ai raté qu’un service,
pour aller à l’enterremen­t de
Benoît Violier.»
Le quotidien du restaurate­ur est désormais occupé par le traitement des factures, dans la salle à manger vide. Un crèvecoeur pour ce grand travailleu­r: «Pendant tout ce temps, je n’ai raté qu’un service, pour aller à l’enterremen­t de Benoît Violier.»
 ??  ?? En haut: puisque tout est à l’arrêt, le chef va envoyer à l’aiguisage ses couteaux japonais, de grande valeur. Ci-contre: l’Hôtel de Commune de Dombresson et ses neuf employés proposent aussi neuf chambres, dont Michel Stangl venait de refaire la literie à un niveau cinq étoiles. Devant le bâtiment, le Ninja Mike Drive, où des menus en take-away étaient distribués.
En haut: puisque tout est à l’arrêt, le chef va envoyer à l’aiguisage ses couteaux japonais, de grande valeur. Ci-contre: l’Hôtel de Commune de Dombresson et ses neuf employés proposent aussi neuf chambres, dont Michel Stangl venait de refaire la literie à un niveau cinq étoiles. Devant le bâtiment, le Ninja Mike Drive, où des menus en take-away étaient distribués.
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